Équilibre stratégique : Comment la Russie a empêché les États-Unis de prendre l’avantage
« Écoutez ceci, peuple insensé, et qui n'a point de cœur ! Ils ont des yeux et ne voient point, ils ont des oreilles et n'entendent point », Jérémie, 5:21.

Équilibre stratégique : Comment la Russie a empêché les États-Unis de prendre l’avantage

Bourevestnik, Poseïdon. Il y a parfois des noms que l’on découvre – ou que l’on fait mine de découvrir – alors qu’on les connaissait depuis des années. Seulement voilà : on les avait refoulés d’un haussement dédaigneux d’épaules. « Voyons ! Des missiles de croisière ou de drones sous-marins à propulsion nucléaire ? Vous n’y pensez pas ! Et fabriqués par les Russes, en plus ! Pourquoi pas des torpilles à photons ? Nous ne sommes pas dans Star Trek, que diable ! »

Non, les spécialistes étatsuniens n’y croyaient pas et leurs homologues européens non plus. Ou plutôt, il est possible que certains y aient cru, mais ils n’ont pas su transmettre une légitime préoccupation aux décideurs politiques pour les inciter à tenir compte des annonces de Vladimir Poutine. Comment prendre au sérieux le dirigeant d’« une station-service déguisée en pays », comme les néoconservateurs disaient à l’époque ?

C’était il y a huit ans, presque jour pour jour : le 18 novembre 2017. Pour la plupart de nos concitoyens les faits se sont perdus dans la nuit noire de l’oubli, puisque la presse occidentale en a très peu – voire pas du tout – parlé. Et pourtant, c’était l’un de ces événements susceptibles d’attirer l’attention internationale : à l’époque, pour le centième anniversaire de la révolution d’Octobre de 1917, on scrutait Moscou en attendant des célébrations officielles grandioses qui auraient démontré la supposée filiation poutinienne avec les bolcheviks. Évidemment, rien n’a eu lieu, ni défilé, ni cérémonie, ni même un simple dépôt de gerbe. En revanche, Vladimir Poutine a pris tout le monde à contre-pied en se rendant à Yalta, en Crimée, pour inaugurer un monument… à l’empereur Alexandre III (1845-1894) dans les jardins du palais de Livadia.

Comme la filiation revendiquée n’était pas celle espérée, les regards et les objectifs de la presse se sont rageusement détournés. Et pourtant, il y aurait eu des choses à dire, notamment sur l’inscription gravée sur le piédestal de la statue : Empereur de toutes les Russies Alexandre III et, juste en dessous, le célèbre aphorisme qui lui est attribué : « La Russie n'a que deux alliés : son armée et sa flotte » (У России только два союзника – её армия и флот).

Le message était on ne peut plus clair : pour le centenaire de la révolution communiste, le président Poutine avait choisi d’honorer un monarque symbolique de l’ancien régime, bâtisseur de l’armée russe moderne et, surtout, il se revendiquait de lui : la Russie ne pouvait compter que sur elle-même. Pendant ce temps, à Moscou, ses assistants peaufinaient le discours annuel qu’il prononça le 1er mars 2018 devant l’Assemblée fédérale, la réunion des deux chambres du Parlement russe, et qui constitua, selon les mots du président, « un événement historique très particulier ». Il annonça que les efforts militaires consentis par le pays sous sa conduite avaient porté leurs fruits et que la Russie était désormais en mesure de rétablir l’équilibre stratégique rompu par les États-Unis en 2002.

« À ceux qui, au cours des quinze dernières années, ont essayé d’accélérer la course aux armements et de rechercher un avantage unilatéral contre la Russie, je dirai ceci : tout ce que vous avez essayé d’empêcher a fini par se produire. Personne n’a réussi à contenir la Russie. »

L’équilibre stratégique, que l’on appelait « équilibre de la terreur » pendant la guerre froide, avait garanti l’absence de tout conflit majeur entre les États-Unis et l’URSS en dépit des nombreuses crises sur des théâtres d’opérations périphériques qui avaient marqué l’époque. Son postulat de base était la doctrine de la « destruction mutuelle assurée » dont l’acronyme anglais MAD (« fou ») révélait la logique : il fallait avoir perdu l’esprit pour lancer une attaque nucléaire qui provoquerait des représailles massives.

L’équilibre reposait sur deux piliers. Le premier était le contrôle des armements nucléaires : les accords SALT, puis START fixaient un nombre de missiles et d’ogives maximum pour chacun des signataires, garantissant qu’aucun des deux ne pouvait déployer un nombre de vecteurs lui permettant d’obtenir une supériorité. Le deuxième était le traité ABM de 1974 qui interdisait les défenses contre les missiles balistiques adverses sauf sur un seul site : chaque partie convenait de laisser l’essentiel de son territoire vulnérable aux missiles de l’autre.

Nous avons précédemment expliqué (notamment ici), comment les néoconservateurs étatsuniens, après 1992, mirent à profit l’effondrement de leur concurrent de la Guerre froide pour avancer un projet de domination mondiale qui devait empêcher « la réapparition d’un nouveau rival, sur le territoire de l’ex-Union soviétique ou ailleurs », comme l’indiquait ce que l’on a appelé la doctrine Wolfowitz[1]. À l’époque, la nouvelle Russie émergente était dans un état de faiblesse extrême, mais elle disposait encore d’une force de frappe stratégique considérable. Et c’était là un obstacle majeur au projet hégémonique des faucons de Washington. Certes, le consensus en Occident était alors que l’arsenal nucléaire russe était dans un état de délabrement avancé et qu’une grande partie des ogives et des vecteurs autorisés par le traité START n’étaient pas opérationnels. Mais ceux qui l’étaient, même en faible nombre, suffisaient largement à infliger des dommages irréparables aux États-Unis en cas de conflit.

Il faut reconnaître que, dans les années 1990, les perspectives diplomatiques semblaient aller dans le sens d’un apaisement des anciennes tensions et d’une collaboration stratégique accrue entre les États-Unis et la Russie. Les dirigeants russes envisageaient très sérieusement l’intégration de la Russie dans un nouveau système commun de sécurité qui irait de « Vancouver à Vladivostok », comme l’avaient ébauché les présidents Bill Clinton et Boris Eltsine au sommet de Vancouver en 1993. Cela reviendrait à faire entrer la Russie dans un nouvel organisme commun dont les contours seraient à établir. En 1994, le lancement du Partenariat pour la Paix qui réunissait l’OTAN et la plupart des anciennes républiques soviétiques, y compris la Russie, fut considéré comme un pas dans ce sens. Et lorsque Vladimir Poutine accéda au pouvoir, en 1999, d’abord comme Premier ministre puis comme président l’année suivante, il ne voyait pas d’objection à l’entrée de la Russie dans l’OTAN, à condition que ses intérêts soient pris en compte, comme partenaire à part entière.

Pour le nouveau président russe, la création du Conseil conjoint Russie-OTAN, inauguré en grande pompe à Rome, le 28 mai 2002, représenta l’aboutissement de ses efforts : désormais, son pays siégeait sur un pied d’égalité avec chacun des 19 membres de l’Alliance, avec les mêmes droits et prérogatives que les autres. Mais il se rendit vite compte que ce n’était qu’une victoire à la Pyrrhus. Le Conseil n’était qu’une structure en trompe-l’œil, sans pouvoir réel, destiné à lui faire avaler la couleuvre de l’abandon par les États-Unis de ce que Moscou tenait pour la pierre angulaire de l’équilibre stratégique… le traité ABM de 1974. Annoncé par le président George W. Bush en 2001, le retrait devint effectif le 13 juin 2002, deux semaines après la rencontre de Rome.

Rumsfeld Bush CheneyPoussé par les principaux faucons de son administration, le vice-président Dick Cheney[2] et le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, le président Bush junior justifiait la création et la mise en place d’un système de défense antimissile, le National Missile Defense, ou NMD. Officiellement, il était destiné à protéger les États-Unis et ses alliés contre les menaces émergentes (comme celles de l'Iran ou de la Corée du Nord). Mais, dans la pratique, ces États – que l’on qualifiait de « voyous » – étaient loin de disposer, à l’époque, des vecteurs nécessaires pour atteindre des cibles occidentales et les dirigeants russes se persuadèrent très vite que le but de l’opération était de mettre un terme à l’équilibre du MAD et d’acquérir un avantage stratégique sur la Russie.

Vu de Moscou, deux éléments plaidaient en ce sens. Le premier était l’élargissement progressif de l’OTAN vers l’Est avec l’adhésion de pays qui faisaient jadis partie du bloc soviétique et même de l’URSS elle-même (en dépit des promesses que les Occidentaux avaient faites à Mikhaïl Gorbatchev lors de la négociation du traité 2+4 à Moscou en 1990). Le second était l’installation dans certains de ces pays d’éléments du bouclier antimissile, notamment la Pologne et la Tchéquie, mais aussi la Roumanie et la Bulgarie. Pour les stratèges de l’État-major général, rue Znamenka, il était clair que leurs collègues étatsuniens cherchaient à obtenir un avantage stratégique : puisqu’ils pensaient que l’arsenal nucléaire russe était délabré et qu’une frappe potentielle serait donc limitée, il devenait possible d’intercepter une bonne partie de ces missiles grâce à des systèmes antibalistiques perfectionnés, ce qui rendrait supportables pour Washington les risques d’un échange nucléaire.

Le 10 février 2007, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, Vladimir Poutine tira les enseignements de la situation : « Et nous devons, bien sûr, réagir. Comment ? Soit en faisant comme vous et en construisant un système antimissile de plusieurs milliards de dollars (…), soit, compte tenu de nos capacités actuelles – économiques et financières – en adoptant une réponse asymétrique. Ainsi, chacun comprendra que, oui, un système de défense antimissile existe, mais qu'il est inutile face à la Russie, car nous allons posséder des armes capables de le pénétrer facilement. Nous choisirons donc cette voie. Elle est moins coûteuse pour nous. Mais elle n'est en aucun cas dirigée contre les États-Unis eux-mêmes. »

Pour Washington, un moyen simple de rétablir la confiance aurait été d’accepter les propositions russes, plusieurs fois répétées, de travailler ensemble sur le fameux système de défense antimissile, formulées notamment lors du sommet de Kennebunkport, dans le Maine, le 1er juillet 2007. Mais ces ouvertures se soldaient, à chaque fois, par des fins de non-recevoir. Même la signature, en 2010, du traité New START de réduction des armements confirma les inquiétudes russes : pour que leur système NMD fût efficace, les États-Unis avaient tout intérêt à conserver le potentiel nucléaire russe le plus bas possible. À ce moment, la Russie avait engagé les programmes d’armes hypersoniques nouvelles qui commenceraient à porter leurs fruits moins de dix ans plus tard. Ces missiles iraient si vite et selon des trajectoires si imprévisibles que tout système antibalistique serait impuissant à les arrêter.

LBurevestnikes spécialistes occidentaux croyaient la Russie incapable de prouesses technologiques qu’ils ne pensaient pas pouvoir réaliser eux-mêmes, du moins dans un délai raisonnable. Et pourtant, depuis le discours du président Poutine devant l’Assemblée fédérale en 2018, les missiles hypersoniques sont entrés en service opérationnel. Certains sont conventionnels (Kindjal, Tsirkon). D’autres stratégiques (Avangard). L’Orechnik, de portée intermédiaire, est les deux. Et maintenant, le Bourevestnik, le « Messager de tempête[3] » à propulsion nucléaire, capable de rester en vol un temps indéterminé qui pourrait se chiffrer en semaines ou en mois – et donc d’une portée largement supérieure à la circonférence de notre planète – a été testé avec succès le 21 octobre et sort de tous les cadres précédemment établis.

À cet arsenal vient s’ajouter le Poseidon, le « Dieu des mers », un véhicule sous-marin autonome, à propulsion nucléaire, capable de demeurer longtemps indétectable en profondeur et de transporter une charge nucléaire capable de pulvériser des cibles côtières. En développement depuis 2016, il a fait l’objet d’essais réussis en octobre dernier.

Le 4 novembre 2025, lors d’une cérémonie de remise de prix pour les concepteurs du Bourevestnik et du Poseidon, le président Poutine a fait, dans son discours, une confidence significative : « Je crois que des spécialistes étrangers ont pu vérifier [le fonctionnement et la précision du missile], puisqu'un navire de reconnaissance de l'OTAN était constamment présent dans la zone lors des essais du Bourevestnik le 21 octobre. Nous n'avons pas interféré avec ses opérations. Qu'ils constatent par eux-mêmes. »

Pendant plus de dix ans, la Russie a laissé ouverte, sans succès, la porte des négociations avec les États-Unis sur le contrôle des armements. Même le renouvellement du traité New START, prorogé deux fois in extremis et qui vient à terme le 5 février prochain n’est pas garanti. La proposition russe d’adhésion prolongée d'un an aux limites quantitatives centrales du traité (1 550 ogives et 700 vecteurs déployés), de manière à éviter une course aux armements post-expiration, reste en suspens sans réponse ferme de Washington.

Pour le moment, le président Donald Trump semble prendre pour un affront personnel tout signe que les États-Unis ne détiennent pas de suprématie nucléaire. Non seulement il paraît persuadé qu’il suffit d’envoyer des SNLE près des côtes russes pour impressionner tout le monde, mais encore il se lance dans une surenchère puérile en annonçant la reprise d’essais nucléaires  que le Traité d’Interdiction complète des Essais nucléaires (TICE) – certes non ratifié par les États-Unis mais respecté par eux – interdit depuis trente ans. En fait, il voulait sans doute parler d'essais d’armes stratégiques, ce qui n’est pas nouveau puisque des tests de vecteurs, notamment hypersoniques, se déroulent régulièrement. La réponse russe a été immédiate : si Washington relançait les essais nucléaires, Moscou sortirait du TICE et ferait de même.

Il est possible que les administrations qui se sont succédé à Washington depuis près de dix ans (Trump 45, Biden et Trump 47) aient perçu les ouvertures russes en faveur de pourparlers stratégiques comme des signes de faiblesse. Le résultat concret est que les États-Unis n’ont pas été en mesure d’acquérir la suprématie stratégique qu’ils imaginaient possible en se retirant du traité ABM. La Russie a gagné son pari : elle a rétabli l’équilibre de la terreur, cette destruction mutuelle assurée, dont son rival stratégique avait cru pouvoir se libérer. Comme le disait le président Poutine aux scientifiques réunis lors de la cérémonie du 4 novembre : « Le résultat que vous avez obtenu est, sans exagération, d'une importance historique pour notre peuple, car il garantit la sécurité et l'équilibre stratégique pour les décennies à venir, et l'on peut même dire pour tout le XXIe siècle. »

 

 

[1] Paul Wolfowitz, Scooter Libby, Defense Planning Guidance for the 1994–1999 Fiscal Years, 18 février 1992. (“Our first objective is to prevent the re-emergence of a new rival, either on the territory of the former Soviet Union or elsewhere”)

[2] Richard Cheney est décédé le 3 novembre 2025. Les Romains disaient : de mortuis nihil nisi bonum. Quand on sait à quel point il a contribué à mettre une bonne partie de la planète à feu et à sang, il ne me semble pas mériter cette mansuétude post mortem. Il en va de même pour son collègue Donald Rumsfeld mort en 2021.

[3] C’est la traduction littérale du nom russe de l’océanite tempête, ou pétrel tempête, un oiseau de mer européen.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique