Même si certains hommes politiques, de part et d’autre de l’Atlantique, affirment que l’Ukraine peut encore gagner la guerre et qu’il suffirait d’un bon coup de pression – laquelle ? – pour forcer Vladimir Poutine à accepter un cessez-le-feu qui permettrait de rebattre les cartes, la réalité s’impose de plus en plus : l’Occident n’a pas les moyens d’inverser le sort des armes.
Bien sûr, les illusions ont la vie dure et certains responsables européens et étatsuniens imaginent encore des plans mirifiques pour changer le cours des choses. Mais la réalité s’impose : la situation ne va pas s’arranger pour Kiev. Et bien sûr, même s’il est encore de bon ton de clamer haut et fort qu’il faut sauver le soldat Zelensky, la déconfiture se lit lorsque le camp perdant se lance dans la recherche de coupables et de boucs émissaires. Et, évidemment, la faute du désastre incomberait avant tout au président Donald Trump qui a trahi l’Ukraine en l’abandonnant à son sort. Car, bien entendu, à l’époque de Blinken-Sullivan, non, pardon ! de Joe Biden, tout allait pour le mieux et, depuis l’offensive du printemps 2023, les Ukrainiens gagnaient.
Et le président des États-Unis, après avoir laissé son administration annoncer l’arrêt des fournitures de certains armements à l’Ukraine faute de stocks disponibles, se reprend, sans doute pour éviter l’opprobre, en disant que les livraisons pourraient se poursuivre, sans préciser lesquelles et, surtout, en quelles quantités
En réalité, depuis bien avant le début du conflit ukrainien, les États-Unis et leurs alliés occidentaux, drapés dans une sorte de cape d’infaillibilité, ont cumulé les erreurs stratégiques face à la Russie, avec une obstination digne du chevalier noir des Monty Python. Aveuglés par leur propre rhétorique triomphaliste, les atlantistes au pouvoir à Washington et d’autres capitales européennes, à commencer par Paris, ont sous-estimé la résilience russe, surestimé leurs propres capacités, et ignoré tous les signaux d’alarme.
Leur erreur principale a été de considérer, par on ne sait quelle aberration, que la situation géostratégique mondiale était définitivement figée avec un Occident éternellement dominant et une Russie définitivement faible et incapable de se réformer : « une station-service déguisée en État », selon l’expression – présomptueuse de vanité – du sénateur John McCain. Comment cette relique soviétique rouillée, pourrait-elle tenir tête à la machine militaire et économique de l’OTAN ? L’industrie militaire russe ? Une antiquité tout juste bonne pour les musées.
Dans ces conditions, faire avancer l’OTAN jusqu’à l’Ukraine et la Géorgie au mépris des préoccupations sécuritaires russes n’était qu’un jeu d’enfants puisque Moscou était incapable de s’y opposer. Il ne pouvait qu’accepter le fait accompli… en attendant l’étape suivante du grignotage de ses intérêts qui ne manquerait pas d’arriver. Les théoriciens néoconservateurs de Washington savaient que le Kremlin finirait bien par réagir. Ils attendaient d’ailleurs ce moment avec délectation en imaginant que cette faute permettrait à l’Ukraine, puissamment armée et soutenue par l’OTAN, de provoquer la « défaite stratégique » de la Russie. D’autant plus que l’arme secrète occidentale, la Wunderwaffe des sanctions ne manquerait pas de « provoquer l’effondrement de l’économie russe », dixit Bruno Le Maire.
Et pourtant, ces mesures censées asphyxier la Russie furent contournées avec une agilité déconcertante. Pendant que l’Occident s’autocongratulait, Moscou tissait des liens commerciaux renforcés avec l’Asie, rendant vains les embargos sur les composants militaires. L’industrie d’armement russe, loin d’être obsolète, a non seulement tenu bon, mais a accéléré la production, fabriquant 4,5 millions d’obus en 2024 et visant 5 à 6 millions en 2025. Pendant ce temps, celle des États-Unis et de l’Europe occidentale – qu’ils tenaient pour imposante – ne représente qu’un tiers de celle de la Russie. Un fossé stratégique que personne n’avait anticipé.
Les atlantistes, bercés par l’euphorie de leur prétendue victoire de la Guerre froide, ont cru que leur arsenal et leur industrie de défense étaient indépassables. Résultat ? Plus de 12 000 pièces d’équipement militaire envoyées en Ukraine, avec un taux de pertes de 90 % selon des estimations crédibles. Les armes de pointe, game changer après game changer, n’ont rien changé. Et que dire des véhicules blindés occidentaux, obligés de parcourir 2 000 km pour des réparations à l’étranger, chef-d’œuvre logistique s’il en est ?
Et le moins que l’on puisse dire est que l’Europe, aveuglée par les certitudes de Washington, n’a pas brillé par sa clairvoyance. Malgré les discours enflammés sur la solidarité avec l’Ukraine, les stocks de missiles sont épuisés, et l’industrie de défense européenne, sous-financée, reste à la traîne mondiale, comme le souligne le rapport de Mario Draghi à la Commission européenne du 9 septembre 2024. La Pologne tente bien de relever le défi avec un programme ambitieux d’un million d’obus par an d’ici 2026, mais le reste de l’OTAN se contente de promesses vagues, reportées à 2035.
Face à ce qu’il est difficile de qualifier autrement que de fiasco, les atlantistes auraient pu faire leur mea-culpa, analyser leurs erreurs, et ajuster leur stratégie. Mais non, il est tellement plus confortable de persévérer en se déchargeant des erreurs sur un bouc émissaire idéal : Donald Trump. Pour eux, la défaite prévisible de leur proxy est évidemment de sa faute. L’Ukraine était à deux doigts de gagner, n’est-ce pas ? Et là, soudain, patatras ! en l’espace d’une conversation avec Vladimir Poutine, le 3 juillet dernier, il a tout cédé !
Enfin, pas tout, puisqu’il s’est repris quelques jours plus tard en affirmant que les États-Unis continueraient à livrer des armes à Kiev. Mais, il ne s’agit là, à notre avis, que d’une déclaration de circonstance destinée à satisfaire à la fois des impératifs de politique intérieure washingtonienne et le goût du président de se donner le beau rôle. Car la réalité est que les réserves d’armements s’épuisent et que les industriels sont incapables de les réapprovisionner à un rythme suffisant. Gageons que si des fournitures se poursuivent, elles seront symboliques et à des doses homéopathiques.
Car il est clair que l’hôte actuel de la Maison Blanche ne peut trancher d’un coup de xiphos macédonien le nœud gordien tissé par des années d’erreurs collectives occidentales. On lui reproche de céder à Vladimir Poutine, mais il ne fait que tirer les conclusions d’une situation sans issue que nombreux en Occident refusent de voir.
Ces cercles étatsuniens et européens s’accrochent à leur vieille rengaine et plutôt que de reconnaître l’échec de leur approche, ils préfèrent crier à la trahison. Ces irréductibles atlantistes, retranchés dans leur bunker idéologique, refusent de voir que la Russie avance, que l’Ukraine s’épuise, et que l’Europe, sans les États-Unis, n’a ni les moyens ni la volonté de prendre le relais. Leur obstination à ignorer la réalité confine à l’absurde.
Sans un soutien massif et cohérent que l’Occident ne peut plus lui fournir, ni à court, ni à moyen terme, l’Ukraine ne peut tenir indéfiniment face à une Russie mieux préparée. La seule solution pour sortir du conflit ? Une diplomatie pragmatique, loin des postures qui empoisonnent les relations. La partie russe, consciente du coût de la guerre, pourrait être ouverte à des négociations, mais seulement si l’Occident met de côté son orgueil et propose des concessions réalistes. En tout cas, il serait temps que les dirigeants Européens calquent leur attitude sur celle de leur bête noire, le président des États-Unis, et comprennent que la diplomatie et le commerce sont les seules cartes restantes dans leur jeu.
La récente conversation téléphonique entre les présidents Macron et Poutine, le 1er juillet, à l’initiative du locataire de l’Élysée, pourrait être un signe dans le sens d’une évolution de la part de ce dernier. Certes, l’entretien semble avoir essentiellement porté sur l’Iran, mais il peut aussi représenter l’amorce d’un changement. Évidemment, la situation incite plutôt à la prudence. La position française sur l’Ukraine est trop radicale pour évoluer rapidement. Emmanuel Macron perdrait la face si, soudain, il changeait brutalement d’avis. Les conversions sont rarement aussi fulgurantes que celle de Paul Claudel derrière le deuxième pilier de Notre-Dame. Et il faut beaucoup de temps et un large rayon à un tanker pour changer son cap de 180°. Mais cela peut arriver, surtout si la nécessité finit par faire loi.