Il semble, comme nous le suggérions dans notre précédent article, que Washington a décidé de tordre le bras de Volodymyr Zelensky, en position de faiblesse après la grave affaire de corruption révélée le 10 novembre, pour lui faire accepter ce à quoi il se refuse depuis la rencontre Trump-Poutine d’Anchorage, le 15 août : la perte de territoires contre des garanties de sécurité. Et il semble bien aussi que, comme cet été, les Européens fassent de leur mieux pour tenter d’éloigner le couperet.
Soyons clairs : le plan de paix en 28 points avancé par l’administration Trump pour mettre un terme à la guerre en Ukraine n’a aucune une chance d’être adopté en l’état. En revanche, il peut constituer une base de départ pour des négociations en tenant compte des réalités et du rapport des forces sur le terrain. D’ailleurs, le document a été présenté comme une ébauche (draft) de proposition. De plus, il ouvre la perspective de négociations approfondies sur l’équilibre stratégique et la sécurité en Europe et constitue, en quelque sorte, une réponse aux demandes russes en la matière formulées depuis des années.
Les points relatifs à l’arrêt du conflit en Ukraine sont évidemment inspirés par la vision que se font les États-Unis d’une paix possible qui tiendrait – plus ou moins – compte des conditions russes. Mais certains points sont clairement inacceptables pour Moscou. Ainsi, il est exclu que les Russes acceptent que les effectifs de l’armée ukrainienne s’élèvent à 600 000 hommes (point 6), alors que les forces armées de Kiev étaient de 280 000 personnels d’active au début du conflit et que la partie ukrainienne avait accepté une diminution à 85 000 lors des négociations d’Istanbul, sabordées par les Occidentaux, en mars-avril 2022. Par ailleurs, le Kremlin n’acceptera jamais que ses fonds souverains gelés par les sanctions soient utilisés à la discrétion des États-Unis pour reconstruire l’Ukraine (point 14). Ce ne sont là que deux exemples parmi d’autres[1].
Le 21 novembre, lors d'une visioconférence avec les membres du Conseil de sécurité russe, le président Vladimir Poutine a confirmé que le plan pouvait servir de point de départ à des négociations, tout en mettant le doigt sur ce qui empêchait d’avancer :
« Nous avons reçu ce texte par les voies de communication habituelles (…). Je crois qu'il pourrait servir de base à un accord de paix définitif, mais il n'a pas été abordé en détail avec nous. Et je devine pourquoi. (…) L’administration américaine n’est pas parvenue jusqu’à présent à obtenir le consentement de l’Ukraine (…). Apparemment, l’Ukraine et ses alliés européens nourrissent encore l’illusion de pouvoir infliger une défaite stratégique à la Russie sur le champ de bataille. Je pense que cette position ne découle pas tant d’un manque de compétence – je n’aborderai pas cet aspect pour le moment – mais plutôt d’un manque d’informations objectives sur la situation réelle sur le terrain. Et, apparemment, ni l'Ukraine ni l'Europe ne comprennent les conséquences que cela pourrait avoir. »
Et pourtant, estime-t-il en substance, la réalité est simple à saisir : les forces russes avancent en Ukraine et continueront d'avancer à moins qu'il n'y ait la paix. Faute de quoi, la Russie atteindra les objectifs de l’Opération militaire spéciale par la force des armes.
« Cependant, poursuit-il, comme je l'ai dit à maintes reprises, nous sommes également prêts à dialoguer et à trouver une solution pacifique aux problèmes. Cela nécessite toutefois, bien entendu, une discussion approfondie de tous les détails du plan proposé. Nous sommes prêts à cela. »
La charge contre l’Europe est rude : illusions, manque de compétences, manque d’informations… Clairement, le président russe ne tient pas en haute estime ses homologues européens. Il convient de reconnaître qu’ils font de leur mieux pour… le conforter dans son opinion.
Ainsi, Mme Kaja Kallas, l’incompétente monomaniaque[2] qui tient lieu de vice-président de la Commission européenne et haut représentant pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, a proposé, le 20 novembre, son propre plan de paix : « L’UE a un plan en deux points très clair : un, affaiblir la Russie ; deux, soutenir l’Ukraine. »
À quoi, rejoignant l’avis de Vladimir Poutine sur les illusions, le vice-président des États-Unis J. D. Vance a répondu sur « X » : « Il y a une fantaisie selon laquelle si nous donnons simplement plus d’argent, plus d’armes ou plus de sanctions, la victoire est à portée de main. La paix ne sera pas faite par des diplomates ou des politiciens ratés vivant dans un pays imaginaire. Elle peut être faite par des gens intelligents vivant dans le monde réel. »
Évidemment, le ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères, le toujours halluciné Jean-Noël Barrot, s’est aligné sur Kaja Kallas en s’écriant, le 20 novembre à Bruxelles : « S’agissant de l’Ukraine, nous voulons la paix, les Ukrainiens veulent la paix. Nous voulons une paix juste qui respecte la souveraineté de chacun. » Et, pour y parvenir, il aligne des conditions : soutenir l’Ukraine sur le plan financier et sur le plan militaire, et, naturellement, « faire pression sur la Russie, avec de nouvelles sanctions ». Mais il ajoute un « troisième axe d’effort » qui nous est déjà bien connu : « préparer la paix », mais par la force, grâce à la coalition des volontaires. Or, justement, nous dit-il, « le président de la République a accueilli le président Zelensky lundi au Mont Valérien, à Paris, où se trouve le quartier général de la force multinationale qui est en train, avec une soixantaine d’officiers militaires venant d’un grand nombre de pays membres de cette coalition, de planifier la régénération des forces armées ukrainiennes et les forces de réassurance qui pourront être déployées dès le cessez-le-feu obtenu ».
« Forces de réassurance », « cessez-le-feu » (notons que, prudent, il n’a pas dit « inconditionnel ») : on retrouve les leitmotive répétés à l’envi depuis des mois par les quatre cavaliers à la triste figure, Emmanuel Macron, Keir Starmer, Friedrich Merz et Mark Rutte, suivis par toute une valetaille de dirigeants de petits États va-t-en-guerre mais tout aussi impuissants que leurs maîtres. Si au moins, il y avait parmi eux un Sancho Panza plein de bon sens ou un Planchet débrouillard, ce serait un moindre mal. Mais non ! Le 22 novembre, réunis à Johannesburg pour le G20, les dirigeants de huit pays de l’Union européenne plus ceux du Canada, du Japon, de la Norvège et du Royaume-Uni[3], ont publié un communiqué commun qui reste largement dans le déni. Bien sûr, ils saluent « les efforts continus des États-Unis pour apporter la paix en Ukraine » et considèrent « que le projet constitue une base nécessitant un travail supplémentaire ». Mais, précisent-ils, « nous sommes clairs sur le principe que les frontières ne doivent pas être modifiées par la force. Nous sommes également préoccupés par les limitations proposées aux forces armées ukrainiennes, qui rendraient l’Ukraine vulnérable à de futures attaques. (…) Nous saisissons cette occasion pour souligner la force de notre soutien continu à l’Ukraine. »
En d’autres termes, ils refusent d’emblée l’élément essentiel du plan en 28 points, celui sans lequel tout projet d’accord de paix est impossible : le rattachement de territoires à la Russie. Et, bien entendu, les signataires demandent aussi que l’UE et l’OTAN participent aux négociations (pour les faire capoter ?).
En réalité, comme le suggérait Vladimir Poutine, l’incompétence – réelle, quand on voit comment le dossier ukrainien et tant d’autres sont gérés en Europe – n’est pas le défaut essentiel des dirigeants européens. L’hubris et l’illusion de la puissance se sont alliées, non pas au manque d’information, mais plutôt au déni et à l’incapacité d’assimiler les données disponibles faute des grilles de lecture adéquates, pour conduire à cette situation quasi suicidaire où les Européens ont sacrifié leur capacité industrielle, une bonne partie de leur économie et leur crédibilité politique et diplomatique pour imposer à Moscou des sanctions contre-productives et pour soutenir à fonds perdu l’Ukraine qui n’était qu’un pion dans le jeu géopolitique des néoconservateurs étatsuniens.
Dès le début du conflit en février 2022, au-delà de l’Union européenne, l’Europe au sens large – y compris la Suisse – a suivi en rangs serrés les États-Unis dans leur volonté d’imposer une « défaite stratégique » à la Russie en se servant de l’Ukraine pour leur guerre par procuration. Bien avant cela, la France de François Hollande et d’Emmanuel Macron, et l’Allemagne d’Angela Merkel avaient mis de côté les principes traditionnels de la diplomatie et violé la résolution 2202 du Conseil de Sécurité des Nations unies en permettant à Kiev de ne pas respecter les accords de Minsk dont ils étaient pourtant les garants. En avril 2022, au tout début du conflit, le Premier ministre britannique Boris Johnson a joué les petits télégraphistes de la Maison Blanche pour conduire l’Ukraine à abandonner un plan de paix particulièrement favorable. Et depuis, jusqu’à l’élection de Donald Trump aux États-Unis, tous les chefs d’État et de gouvernement de l’UE ont fidèlement joué la partition de la défense de l’Ukraine « quoi qu’il en coûte » (à l’exception notable du Hongrois Viktor Orbán et du Slovaque Robert Fico, bien évidemment).
Le plus absurde est que, au moment où le paradigme a changé à Washington avec l’élection du nouveau président, les dirigeants européens – avec à leur tête les quatre cavaliers cités plus haut – ont décidé de rester encore plus « neocons » que Joe Biden et de s’enferrer dans leurs illusions d’empêcher la Russie de gagner la guerre sans tenir compte des réalités du champ de bataille.
Aujourd’hui, la partie ukrainienne, qui risque d’être lâchée par son principal allié, comme Volodymyr Zelensky l’a lui-même reconnu dans son adresse du 21 novembre, n’a d’autre solution que d’accepter les pourparlers à des conditions défavorables. Mais, bien sûr, les Européens, fauchés et sans perspectives, vont tout faire pour compliquer les choses. Ils ont d’ailleurs commencé à le faire en s’immisçant dans les négociations entre l’Ukraine et les États-Unis, en Suisse, le 23 novembre. Le problème est qu’ils ne semblent pas avoir d’autre but que de gagner du temps en attendant un renversement miraculeux de la situation. Un monde imaginaire, comme dit le vice-président Vance.
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[1] L’ancien analyste de la CIA Larry Johnson, l’un des experts étatsuniens les plus pertinents sur le conflit, a dressé la liste des points litigieux pour Moscou dans cet article.
[2] Comme Toinette du Malade imaginaire avec le poumon, pour elle tout semble se ramener à la Russie. Telle Caton, son idée fixe est de détruire, non pas Carthage, mais la Russie.
[3] L’ont signé (dans l’ordre du document) : Le président du Conseil européen, António Costa ; la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen ; le chancelier d'Allemagne, Friedrich Merz ; le président de la République française, Emmanuel Macron ; le Premier ministre du Royaume-Uni, Keir Starmer ; le Premier ministre d'Italie, Mme Giorgia Meloni ; le président du gouvernement d'Espagne, Pedro Sánchez ; le président de la Finlande, Alexander Stubb ; le Premier ministre des Pays-Bas, Dick Schoof ; le Premier ministre d'Irlande, Micheál Martin ; le Premier ministre de Norvège, Jonas Gahr Støre ; le Premier ministre du Canada, Mark Carney, le Premier ministre du Japon, Mme Sanae Takaichi ; et le Premier ministre de Pologne, Donald Tusk.