États-Unis : Changement ou poudre aux yeux ?
"Go West". Allégorie de la Destinee manifeste. Toile de John Gast (1872)

États-Unis : Changement ou poudre aux yeux ?

La nouvelle Stratégie de sécurité nationale de Donald Trump envoie effectivement une énorme volée de bois vert à l’Europe, mais l’essentiel est ailleurs..

 

À la lecture de la nouvelle National Security Strategy (NSS) de novembre 2025, rendue publique par l’administration Trump le 4 décembre, une phrase des Évangiles vient aussitôt à l’esprit : « Alors Jésus s’adressa aux foules et à ses disciples, et il déclara : "Les scribes et les pharisiens enseignent dans la chaire de Moïse. Donc, tout ce qu’ils peuvent vous dire, faites-le et observez-le. Mais n’agissez pas d’après leurs actes, car ils disent et ne font pas". » (Mathieu, 23:1-3).

De là vient l’expression « Faites ce que je dis, et non ce que je fais ». Ici, les États-Unis nous livrent un texte doctrinaire qui tourne le dos aux précédentes politiques de la Maison Blanche sous d’autres administrations mais qui, à peine postulé, est contredit, du moins partiellement, par de nombreuses actions menées depuis près d’un an par le président Donald Trump sur la scène internationale.

Ce document de 33 pages reflète la politique « America First » exprimée par le président tout au long de sa campagne électorale, en 2024, mais qui n’a pas vraiment été appliquée au cours de ses onze premiers mois de mandat, du moins dans les affaires internationales. Le texte stipule, en substance, que les États-Unis doivent renoncer à se vouloir les gendarmes de la planète et ne plus tenter d’imposer leurs conceptions idéologiques à d’autres pays, pour se cantonner dans des attitudes plus pragmatiques. En premier lieu, la défense des intérêts nationaux : sécurité intérieure, développement économique et, dans le domaine extérieur, maintien de leur suprématie dans ce qu’ils appellent l'« hémisphère occidental », c’est-à-dire le continent américain.

Ce dernier point est le plus important : il s’agit d’un retour à la « doctrine Monroe », à laquelle le document apporte un « corollaire Trump », comme nous le verrons plus bas. Rappelons que James Monroe, président des États-Unis de 1817 à 1825, énonça en décembre 1823 les fondements politiques de ce qui fut appelé sa « doctrine » : 1) Les Amériques (Nord et Sud) ne sont plus ouvertes à une nouvelle colonisation européenne. 2) Toute intervention européenne dans les affaires des nations américaines indépendantes serait considérée comme un acte hostile envers les États-Unis. 3) En contrepartie, les États-Unis s'engagent à ne pas s'ingérer dans les affaires internes de l'Europe ni dans ses colonies existantes. (Bien entendu, la nouvelle mouture Trump de la doctrine englobe non seulement le Vieux Continent, mais encore le Moyen-Orient et l'Eurasie).

En réalité, le véritable père de cette théorie diplomatique était le secrétaire d’État de Monroe, John Quincy Adams[1]. Dans un discours prononcé devant la Chambre des représentants le 4 juillet 1821, il arguait que les États-Unis ne devaient pas partir à l’étranger à la recherche de « monstres à détruire » mais, au contraire, respecter l’indépendance des autres nations et les inspirer par l’exemple :

« Au cours de près d'un demi-siècle, sans une seule exception, [l’Amérique] s'est abstenue d'intervenir dans les affaires d’autrui, même lorsque le conflit était pour des principes auxquels elle s'accroche, comme à la dernière goutte de vie qui visite le cœur. Elle a vu que, probablement pour les siècles à venir, tous les affrontements de ce champ de sang[2] qu'est le monde européen seront des luttes entre un pouvoir endurci et un droit émergent. Partout où l'étendard de la liberté et de l'indépendance a été ou sera déployé, là iront son cœur, ses bénédictions et ses prières. Mais elle ne part pas à l'étranger, à la recherche de monstres à détruire. Elle est bienveillante envers la liberté et l'indépendance de tous. Elle est la championne et la défenderesse uniquement des siennes. Elle soutiendra la cause générale par la force de sa voix et la bienveillante sympathie de son exemple. »

Et ses paroles se faisaient soudain prophétiques :

« Elle sait pertinemment que, en s'enrôlant sous d'autres bannières que la sienne, même si c'étaient les bannières de l'indépendance étrangère, elle s'impliquerait au-delà de toute possibilité de retrait dans toutes les guerres d'intérêt et d'intrigue, de cupidité, d'envie et d'ambition individuelles, qui revêtent les couleurs et usurpent l'étendard de la liberté. Les principes fondamentaux de sa politique changeraient insensiblement de la liberté à la force (…) Elle pourrait devenir la dictatrice du monde. Elle ne serait plus maîtresse de son propre esprit. »

Comme on le sait, ces bons principes ne furent pas longs à être dévoyés, contournés et niés, notamment par l’adoption par une grande partie de la classe politique américaine de la doctrine de la « destinée manifeste », sous le président James K. Polk (1845-1949). Légitimée par la foi protestante, elle postulait que les États-Unis, par inspiration divine, étaient destinés à s'étendre sur tout le continent nord-américain, aux dépens de peuples inférieurs : les tribus indiennes, massacrées et déportées toujours plus à l’ouest, et les Mexicains, contraints de céder 55 % de leur territoire à la suite de la guerre de 1846-1848. Une guerre que même Abraham Lincoln et de nombreux de ses contemporains considéraient comme une guerre d’agression sous des prétextes créés de toutes pièces.

Cet épisode fut le début d’une longue dérive dénoncée de manière Colin Powell ONUprémonitoire par John Quincy Adams. De l’exploitation de l’explosion accidentelle du cuirassé Maine dans le port de La Havane en 1898 pour justifier la guerre contre l’Espagne, à l’incident inventé du golfe du Tonkin en 1964l’incident inventé du golfe du Tonkin en 1964, prétexte à l’escalade au Vietnam, en passant, en 2003, par les armes inexistantes de destruction massive de Saddam Hussein, raison de la guerre en Irak, Washington a développé, en moins de deux siècles, une forte tendance à s’émanciper du droit quand cela l'arrange tout en exigeant des autres pays qu’ils l’appliquent ses « règles » à la lettre.

Pour les États-Unis, la recherche de « monstres à détruire » à l’étranger, généralement des pays plus faibles qu’eux, est devenue une habitude. En 249 d’existence, ils n’ont connu que moins de vingt ans de paix alors que leur position géographique les met depuis la fin de la guerre du Mexique à l’abri des menaces extérieures. L’habitude de se mêler dans les affaires des autres est illustrée abondamment dans l’excellent livre Covert Regime Change: America's Secret Cold War, de l’historienne Lindsey O’Rourke[3].

Mais revenons à la NSS de novembre 2025. Le texte critique ces abus passés – et reconnaît que beaucoup se sont soldés par des échecs qui ont affaibli le pays – de manière à positionner l'approche de Donald Trump comme une « correction nécessaire » pour inaugurer un « nouvel âge d'or ». Désormais, les États-Unis devront privilégier les négociations et accepter un monde multipolaire. Et c’est là que le bât blesse car ce n’est pas vraiment le chemin emprunté par l’administration Trump en se lançant dans des interventions tous azimuts au cours des derniers mois.

Le plus surprenant est que la Chine, qui apparaissait jusqu’à il y a peu de temps comme la cible d’une guerre des droits de douane qui menaçait de dégénérer, n’est plus désignée comme une « menace de référence » (pacing threat) mais comme une « concurrente économique » (economic competitor). Quant à la Russie, elle n’est plus un « adversaire » ou une « menace révisionniste » comme précédemment. D’ailleurs, c’est à peine si elle est citée dans le document.

Le point principal, en ce qui la concerne, est le suivant : « Un intérêt fondamental des États-Unis est de négocier une cessation rapide des hostilités en Ukraine, afin de stabiliser les économies européennes, d’éviter une escalade ou une expansion involontaire de la guerre, et de rétablir la stabilité stratégique avec la Russie, ainsi que de permettre la reconstruction de l’Ukraine après les hostilités pour permettre sa survie en tant qu’État viable. »

Le document effectue un changement géopolitique profond en prônant la transformation des États-Unis : de gendarmes du monde, ils deviendraient un hégémon régional. Il met fin aux « fardeaux éternels » en Europe, Asie et Moyen-Orient (désormais des « théâtres non-prioritaires ») pour privilégier les Amériques élevées au rang de priorité absolue. Dans la section intitulée, L’hémisphère occidental : le corollaire Trump à la doctrine Monroe (page 15) le texte stipule que la protection du territoire américain passe par le contrôle des flux migratoires, la lutte contre le trafic de drogue et l’exclusion de toute influence extérieure : « Nous refuserons aux concurrents [extra-Américains] la possibilité de positionner des forces ou d’autres capacités menaçantes, ou de posséder ou contrôler des actifs stratégiquement vitaux dans notre hémisphère. Ce "corollaire Trump" à la doctrine Monroe est du simple bon sens. » Pour réaliser cela, le document propose de « réajuster » la présence militaire étatsunienne dans la région pour renforcer la stabilité, la sécurité et les intérêts économiques.

Cette partie est en adéquation avec les positions que le président Trump a exprimées au début de son mandat sur l’achat Groenland : pour lui, les Européens (en l’occurrence le Danemark) n’ont rien à faire sur le continent occidental. En revanche, le « faites ce que je dis, et non ce que je fais » revient au galop lorsque le texte précise « nous cherchons des relations commerciales pacifiques sans imposer un changement démocratique » alors qu’une armada de navires de guerre au large du Venezuela veut forcer le président Nicolás Maduro à abandonner le pouvoir au prétexte, sans doute forgé, qu’il serait un narcotrafiquant.

Évidemment, nous ne pouvons pas manquer d’aborder la partie de la NSS qui a soulevé l’émoi des Européens, mais qui est cohérente avec la position des États-Unis ces derniers mois, à commencer par les critiques du vice-président J. D. Vance prononcées lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, le 14 février 2025. D’ailleurs, il n’est pas difficile de deviner son influence sur la rédaction du texte. L’insistance de Donald Trump sur la nécessité de porter les dépenses militaires des pays de l’OTAN (hors États-Unis) à 5 % du PIB, succès dont se félicite le président, a été le prélude à un désengagement des États-Unis du théâtre européen que vient théoriser le document.

Trump drapeauL'Europe n'est plus vue comme un partenaire prioritaire inconditionnel, mais comme une région où les États-Unis réduisent leurs « fardeaux éternels ». La NSS accepte un monde multipolaire et arrête l'élargissement de l'OTAN après avoir obtenu l’augmentation des dépenses de défense de ses membres au sommet de La Haye en juin dernier. Quant à la responsabilité principale du soutien à l'Ukraine, elle échoit aux Européens, mais ces derniers, avec l’aide des États-Unis, doivent normaliser leurs relations avec la Russie.

L’Europe, vue de Washington, présente des risques : « Sur le long terme, il est plus que plausible que d'ici quelques décennies au plus tard, certains membres de l'OTAN deviennent majoritairement non européens. Dès lors, il est légitime de se demander s'ils verront leur place dans le monde, ou leur alliance avec les États-Unis, de la même manière que ceux qui ont signé la charte de l'OTAN. »

Le texte dénonce donc la politique d’immigration extra-européenne massive soutenue par le Royaume-Uni, l’Union européenne et les principaux pays qui la composent, car elle comporte des risques d'« effacement de la civilisation ». En conséquence, les États-Unis jurent de soutenir les partis européens « patriotes » qui résistent à cette tendance, ce qui n’a pas manqué de soulever de virulentes protestations de la part des gouvernements concernés qui, en toute logique, ne se considèrent donc pas comme « patriotes ».

Mais le texte va plus loin : « L'administration Trump se trouve en conflit avec les responsables européens qui nourrissent des attentes irréalistes pour la guerre, ancrés dans des gouvernements minoritaires instables, dont beaucoup piétinent les principes fondamentaux de la démocratie pour réprimer l'opposition. Une large majorité européenne souhaite la paix, mais ce désir ne se traduit pas en politique, en grande partie à cause de la subversion des processus démocratiques par ces gouvernements. »

Ainsi, la NSS signe un désengagement systémique des États-Unis en Europe et, surtout, une prise de distance avec l’OTAN. Cette dernière est visiblement considérée comme un partenariat où les Européens doivent avoir un rôle majeur même si l’article 5 et le parapluie nucléaire étatsuniens ne sont pas remis en question. On peut en conclure que, à terme, après la défaite inévitable de l’Ukraine – et donc de l’OTAN – face à la Russie, l’Alliance atlantique sera menacée d’obsolescence et même de désintégration.

Le retrait semble également perceptible au Moyen-Orient. Certes, la NSS réaffirme la sécurité d'Israël comme un intérêt américain clé, mais dans un cadre pragmatique et économique, « sans guerres inutiles de construction nationale ». L’Iran est décrit comme « la principale force de déstabilisation régionale » mais, comme il a été « significativement affaibli » par les frappes israéliennes et étatsuniennes en juin 2025, le document minimise la menace restante, ce qui permet un désengagement relatif des États-Unis qui n’a plus que des intérêts limités : sécurité d'Israël, liberté de l navigation dans le détroit d'Ormuz et la mer Rouge, accès à l'énergie.

Dans ce panorama, légèrement idyllique, il faut bien le reconnaître, les ressources américaines – et donc les troupes – seront réorientées vers l'Indo-Pacifique et l'hémisphère occidental. Mais une question légitime se pose. La défense éventuelle de Taïwan occupe déjà une grande partie de ces ressources qui seront donc augmentées. Et le reste ? À quoi vont bien servir les effectifs de l’US Army, de l’Air Force, de la Navy et du Marine Corps réaffectés sur l’hémisphère occidental ? À lutter contre les cartels ? À maintenir l’ordre dans les villes des États-Unis ? À faire rentrer dans le rang les pays latino-américains – ou même le Canada – s’ils ne répondent pas aux positions de Washington ? Plus probablement – et légitimement – à défendre les intérêts des États-Unis en Arctique. Mais pour cela, une force démesurée n’est pas nécessaire.

Une diminution de la taille des forces armées et du budget de la Défense (mille milliards USD en 2026) est-elle envisageable ? En réalité, les contraintes lourdes du complexe militaro-industriel en collusion avec des membres éminents du Congrès et une partie des 17 agences de renseignement que compte le pays – sans oublier le puissant lobby israélien – risquent fort d’entrer en contradiction avec les préconisations de la NSS et donner lieu à de nouveaux exercices du « faites ce que je dis, et non ce que je fais ». Sauf si les intentions de Donald Trump et de J. D. Vance sont vraiment d’entrer en guerre avec le Deep State.

 

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[1] Il devint président en 1825

[2] Il emploie le mot biblique Aceldama.

[3] Elle y recense 64 tentatives de changements secrets de régime entre 1947 et 1989 et six tentatives ouvertes, soit un total de 70 interventions visant à renverser un régime étranger par des coups d'État, des soutiens à des mouvements dissidents ou des assassinats ciblés. Selon ses conclusions, plus de 60 % de ces opérations ont échoué.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique