Les pourparlers qui se sont ouverts le 16 mai entre représentants ukrainiens et russes marquent la fin d’une séquence ubuesque et puérile au cours de laquelle quatre dirigeants européens[1] – à commencer par Emmanuel Macron – ont voulu lancer une action décisive contre la Russie et n’ont fait qu’imiter la fameuse grenouille de la fable qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf.
Certes, le processus de négociations entamé à Istanbul est très indécis et risque de s’arrêter aussi vite qu’il a commencé. Mais il peut aussi se poursuivre, à petit pas, tant que les États-Unis feront pression sur la partie ukrainienne.
En revanche, il est difficile de qualifier autrement que totale la déconfiture des dirigeants européens qui s’étaient réunis à Kiev, le 10 mai, pour lancer un ultimatum à Vladimir Poutine et à la Russie. Comme les chevaliers de l’Apocalypse, ils étaient quatre : Emmanuel Macron, Friedrich Merz, Keir Starmer et Donald Tusk. Leur intention affichée était de réaffirmer leur soutien à l’Ukraine et d’exiger de la Russie un cessez-le-feu inconditionnel de 30 jours à partir du 12 mai comme préalable à toute négociation.
En fait, ils reprenaient une proposition formulée le 8 mai par le président Donald Trump sur son réseau Truth Social et abondamment reprise par le général Keith Kellogg, l'envoyé spécial des États-Unis pour l'Ukraine. La différence, de taille, était que le président Trump parlait « dans l’idéal[2] » – en d’autres termes hypothétiquement – et non dans la réalité dans laquelle se sont rapidement projetés les quatre Européens.
Évidemment, aucun d’entre eux ne croyait que le Kremlin pût accepter. Au contraire, ils étaient certains d’un refus puisque, depuis des mois, la partie russe rejette toute idée de cessez-le-feu, en tout cas sans garanties que les Occidentaux n’en profiteront pas pour permettre à l’Ukraine de se réarmer et de prolonger le conflit comme par le passé. Conscients de cela, nos quatre cavaliers avaient concocté ce plan machiavélique pour montrer que Vladimir Poutine ne voulait pas la paix et forcer le président Donald Trump à rejoindre la position européenne de soutien inconditionnel à l’Ukraine, comme au bon vieux temps de Joe Biden. D’ailleurs, après une conversation téléphonique commune avec le président étatsunien, les quatre Européens avaient présenté leur proposition comme un « ultimatum » adressé à Vladimir Poutine par les États-Unis avec le soutien de l’Europe.
Le Machiavel du Touquet-Paris-Plage qui dirige la France avait anticipé cette présentation en faisant fuiter la veille, par un diplomate du Quai d’Orsay, que « les États-Unis et leurs alliés européens finalisent une proposition pour un cessez-le-feu de 30 jours en Ukraine, qui, en cas de refus, entraînerait l'imposition conjointe de nouvelles sanctions contre la Russie » (Reuters, 9 mai 2025).
Comme on le sait, la manœuvre européenne a été déjouée par une prise en tenaille en deux temps. D’abord, au lieu d’un refus net du cessez-le-feu exigé, le président Poutine lança une contre-proposition : la reprise de négociations, dès le 15 mai, à Istanbul, là où les Occidentaux avaient poussé les Ukrainiens à les arrêter en avril 2022. Ensuite, le président Trump, qui déteste visiblement être le jouet de quiconque (et particulièrement d’Emmanuel Macron qui semble le chef d’orchestre de la bande des quatre), expliqua que l’idée du président russe était excellente et que la partie ukrainienne devait l’accepter.
Piqué au vif par cette réaction inattendue de Donald Trump, Volodymyr Zelensky monta sur ses grands chevaux – aimablement prêtés par nos quatre cavaliers – pour annoncer qu’il irait à Istanbul et attendrait le président Poutine. Ce dernier, ignorant la provocation, nomma une équipe conduite par Vladimir Medinski, l’homme qui dirigeait déjà les négociateurs russes en 2022. Et, terminant la prise en tenaille, Donald Trump déclara au Washington Post qu’il n’était pas déçu par le niveau de la délégation russe.
Ainsi, ce qui avait été lancé par les dirigeants européens comme une offensive de grande envergure pour diaboliser encore Vladimir Poutine et pousser Donald Trump à rejoindre leur camp s’est soldé par un échec aussi retentissant que pitoyable, même si, fidèles à leurs habitudes, les médias occidentaux masquent l’événement derrière des accents triomphants.
Une question se pose : comment le président français et les Premiers ministres allemand, britannique et polonais se sont-ils piégés tout seuls au point de se marginaliser à ce point dans un dossier qu’ils croyaient maîtriser ? L’une des réponses, en tout cas celle qui paraît la plus évidente, réside sans doute dans une très mauvaise appréciation de la situation. À en juger par les images de la rencontre, y compris celles prises dans le train[3] qui ramenait Messieurs Macron, Merz et Starmer, la bonne humeur était de mise et chacun semblait très satisfait du bon tour qu’ils jouaient à Vladimir Poutine. Sans doute imaginaient-ils que les menaces de nouvelles sanctions « massives » appuyées par Donald Trump terniraient le succès du défilé du 80e anniversaire de la Victoire, sur la Place rouge, en donnant l’image d’une Russie aux abois.
Grisés par un sentiment de supériorité hérité de l’histoire et égarés par cette morgue désormais injustifiée dont les Européens ne parviennent pas à se départir, les quatre dirigeants sont tombés dans un piège qu’ils se sont tendu à eux-mêmes. Il est possible, en plus, qu’ils se soient fourvoyés en prenant pour argent comptant les déclarations et affirmations du général Keith Kellogg, alors que l’homme qui gère réellement le dossier ukrainien pour le compte de Donald Trump est Steve Witkoff. Car, comme on a pu le constater à de nombreuses reprises, les propos du général Kellogg ne reflètent pratiquement pas la position du président des États-Unis mais bien plutôt celles des néoconservateurs étatsuniens. Or, en dépit des rodomontades des uns ou des autres, comme celles du sénateur Lindsey Graham qui prétend avoir l’oreille du président parce qu’il lui arrive de jouer au golf avec lui, les « neocons » ne semblent plus avoir voix au chapitre : le président Trump les a violemment désavoués dans un discours prononcé à Riyad, en Arabie saoudite le 13 mai.
Cela signifie clairement que lorsque le sénateur Graham appelle à adopter des sanctions « écrasantes » (bone-crushing) contre la Russie, il ne s’adresse qu’aux néoconservateurs – aux États-Unis et à l’étranger – qui veulent bien encore l’écouter. Notamment à son grand ami, le ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot, qui dans des envolées dignes des meilleurs moments de Bruno Le Maire, reprenait à la télévision, le 14 mai, les propositions du sénateur étatsunien destinées à « prendre la Russie à la gorge » et à « asphyxier une bonne fois pour toutes l'économie russe ».
Comme aurait dit le général de Gaulle : « Vaste programme ! »
[1] Au sens du continent européen et non de l’Union européenne, puisque le Royaume-Uni n’en fait plus partie.
[2] “The U.S. calls for, ideally, a 30-day unconditional ceasefire”. En réalité, il répondait à la décision de Vladimir Poutine d'instaurer un cessez-le-feu de trois jours, les 8, 9 et 10 mai, pour les 80 ans de la Victoire.
[3] La séquence d’Emmanuel Macron dissimulant un « mouchoir usagé » avec l’air d’un écolier pris en faute et Friedrich Merz couvrant de sa main une « touillette à café » fait irrésistiblement penser à une célèbre pub d’un petit garçon avec un poisson rouge (voir ici).