Dans une proclamation publiée sur le site de la Maison Blanche, le 7 mai dernier, le président Donald Trump a fièrement fixé le 8 mai comme Jour de la Victoire de la Seconde Guerre mondiale, concrétisant ainsi plusieurs déclarations faites les jours précédents.
Il explique : « Après près de quatre ans du chapitre le plus sombre et sanglant dans l’histoire humaine, plus de 250 000 Américains ont perdu la vie dans la lutte contre le régime nazi. (…) Sans le sacrifice de nos soldats américains, la guerre n’aurait pas pu être gagnée et notre monde d’aujourd’hui serait radicalement différent. »
Cette dernière phrase contient une toute petite part de vérité dans une erreur monumentale et déshonorante. Oui, le monde serait « radicalement différent ». Non, la guerre aurait néanmoins été gagnée. Il aurait seulement fallu plus de temps à l’Union soviétique et à ses autres alliés pour libérer l’Europe. Plus de temps et encore plus de souffrances.
Le déshonneur de sa proclamation réside là. Pendant les quatre années de guerre, sur une population de 194 millions d’habitants en 1941, l’Armée rouge déplora officiellement quelque 8,6 millions de soldats tués. S’y ajoutèrent entre 15,9 et 17,4 millions de civils massacrés sur le territoire soviétique où se sont déroulés l’essentiel des combats et des exactions nazies. Ces chiffres – que l’esprit humain a du mal à appréhender dans toute leur horreur – signifient que chaque famille soviétique a perdu un ou plusieurs êtres chers. Mais ils signifient aussi que, après de tels sacrifices, rien n’aurait pu empêcher l’Armée rouge d’aller jusqu’au bout et de gagner la guerre, même sans les États-Unis.
Que l’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas ici de dénigrer l’effort et la contribution des GI’s venus, d’abord en Italie, puis en France, libérer l’Europe occidentale. Chacun de ces 250 000 soldats des États-Unis est tombé en faisant son devoir et doit être honoré à juste titre. D’ailleurs, une visite au cimetière américain de Colleville-sur-Mer, au-dessus d’Omaha Beach, est toujours une expérience bouleversante. En Europe, ces boys ne luttaient pas pour leur terre mais ils ont donné leur vie pour contribuer grandement à la victoire finale.
Mais il faut tenir compte d’une chose : le 25 avril 1945, au moment de la rencontre sur l’Elbe entre les forces soviétiques de la 1re Armée du Front de Biélorussie et celles de la 1re Armée des États-Unis, Hitler, enterré vivant dans son bunker, était sur le point de se suicider (30 avril) et Berlin n’allait pas tarder à tomber aux mains de l’Armée rouge (2 mai). Il est généralement admis que 75 à 80 % de la puissance militaire de la Wehrmacht furent anéantis sur le front de l’Est[1].
Selon les mêmes sources, au plus fort des combats (1941-1943), les Soviétiques affrontèrent entre 150 et 200 divisions de la Wehrmacht et de ses alliés de l'Axe. Ce chiffre tomba à 120 à 150 divisions allemandes en 1944. En revanche, pendant l’été 1944, après le débarquement, les Alliés occidentaux combattirent entre 15 et 20 divisions allemandes en Normandie. Ce chiffre s’élevait à 20 à 30 divisions pour l'ensemble de l'Europe occidentale. Cette disproportion illustre un rapport de force en faveur des Soviétiques, rendant inéluctable l’issue du conflit.
On affirme généralement que sans le programme de « prêt-bail » (Lend-Lease), l’Union soviétique n’aurait pas pu gagner la guerre. Les dirigeants Soviétiques, puis Russes, ont toujours reconnu l’importance des fournitures occidentales qui ont permis à l’URSS de mieux tenir dans les premiers mois du conflit et ont facilité les opérations ensuite. Mais là encore, il convient de nuancer. Au début de la guerre, avant que l’industrie militaire soviétique ne prît un rythme de croisière, les livraisons occidentales d’armements divers furent importantes : les chars prêt-bail représentèrent 30 à 40 % des chars moyens et lourds soviétiques avant la bataille de Moscou (décembre 1941), une période critique où la production soviétique était limitée. Cependant, sur toute la durée de la guerre, les fournitures occidentales représentèrent environ 12 % des véhicules blindés utilisés par l’Armée rouge. Et seulement 2 % des canons. En revanche, le prêt-bail fut décisif pour la logistique : camions, locomotives et wagons contribuèrent à la mobilité des armées soviétiques et à l’approvisionnement permanent des troupes au front avec les armements fabriqués à l’arrière.
Pourtant, ne perdons pas de vue l’essentiel ! Sans le sacrifice suprême de ces millions de Soviétiques, la guerre n’aurait pas pu être gagnée, quelle que fût la quantité de matériel déversé. Un président aurait dû dire cela, ou du moins ne pas l’omettre[2] en cherchant à tirer à lui, à peu de frais, la couverture de la gloire.
Le contraste est saisissant avec ce qui se passe à Moscou en cette même occasion. Année après année, le président Vladimir Poutine, lors des cérémonies du 9 mai, n’omet jamais d’évoquer la contribution décisive des pays alliés en rappelant les sacrifices communs.
En 2024, à la tribune du défilé : « Je voudrais souligner que la Russie n’a jamais minimisé l’importance du deuxième front et de l’aide de ses alliés. Nous honorons le courage de tous les soldats de la coalition anti-Hitler (…). Et nous nous souviendrons toujours. Jamais, jamais, nous n’oublierons notre lutte commune et les traditions inspirantes de l’alliance. »
En 2023, au même endroit : « Pour nous, en Russie, la mémoire des défenseurs de la Patrie est sacrée ; nous le gardons dans nos cœurs. Nous rendons hommage aux participants de la Résistance qui ont courageusement combattu le nazisme, ainsi qu'aux soldats des armées alliées des États-Unis, de la Grande-Bretagne et d'autres pays. »
Année après année… Et 2025 n’a pas fait exception.
Mais ces évocations ne sont jamais reprises par les médias occidentaux. Au contraire, en Europe, la presse et la classe politique, orpheline de la politique néoconservatrice de Joe Biden, développent une narration anxiogène – et déconnectée du monde réel – dépeignant à quel point la Russie constitue une menace pour l’Europe. Ce discours, dénué de fondement, semble moins refléter un danger réel qu’une volonté de justifier une escalade militaire, d’entraver une solution du conflit en Ukraine tenant compte de la réalité du terrain et de détourner l’attention des commémorations de la Seconde Guerre mondiale. Ces célébrations sont d’autant plus malvenues pour les dirigeants européens qu’elles pourraient raviver le souvenir d’une fraternité d’armes entre les Alliés – comme la poignée de main des soldats soviétiques et américains sur l’Elbe en avril 1945 – au détriment des antagonismes actuels.
[1] David M. Glantz et Jonathan M. House, When Titans Clashed: How the Red Army Stopped Hitler, édition revue et augmentee, Lawrence, Kansas : University Press of Kansas, 2015.
[2] Mais le sait-il seulement ? Et, à ce niveau de responsabilités, si on ne le sait pas, on se renseigne ! Les États-Unis ne manquent pourtant pas d’historiens de valeur.