Ukraine : Une paix « injuste » ? Vraiment ?
Allégorie de la Justice et de la Paix, Corrado Giaquinto (1703-1766), Musée du Prado.

Ukraine : Une paix « injuste » ? Vraiment ?

À l’approche du 15 août et du sommet Trump-Poutine à Anchorage, un article de la BBC a retenu notre attention : « Exclus des pourparlers en Alaska, les Ukrainiens épuisés craignent une paix injuste » (Left out of Alaska talks, exhausted Ukrainians fear an unjust peace).

Ce titre résume l’avalanche d’articles et de reportages de la presse occidentale pour reprendre et justifier, ad nauseam, la position de Kiev et des dirigeants atlantistes européens exhortant le président des États-Unis à ne rien céder et, surtout, à obtenir une paix « juste ». C’est-à-dire, une paix respectant l’intégrité territoriale de l’Ukraine.

Mais, si l’on se souvient bien, les accords de Minsk, que l’Ukraine a refusé d’appliquer avec la bénédiction de la France et de l’Allemagne (voir notre article), garantissaient l’intégrité territoriale de l’Ukraine[1]. La seule condition était la reconnaissance par Kiev d’une certaine autonomie aux régions russophones de Donetsk et de Lougansk, conformément à la législation ukrainienne d’avant 2014 qui reconnaissait le russe comme langue officielle avec l’ukrainien, et aux dispositions internationales sur les droits des minorités. Le protocole de Minsk 2 fut d’ailleurs confirmé par le Conseil de Sécurité des Nations unies, à l’unanimité, le 17 février 2015 (résolution 2202).

Il est utile de rappeler que lors de la révolte du Donbass contre le coup d’État de l’Euromaïdan à Kiev, au printemps 2014, les deux régions en question réclamaient l’indépendance et ce fut sur l’insistance de Vladimir Poutine que les autorités « séparatistes » acceptèrent de devenir « autonomistes ».

La paix de Minsk n’était-elle pas « juste » ?

S’ensuivirent sept ans de guerre de basse intensité dans les régions concernées avec des bombardements quasi quotidiens de l’armée ukrainienne contre la ville de Donetsk et un bilan humain de quelque 15 000 morts.

En 2021, alors que l’Ukraine était devenue pratiquement de facto sinon de jure un membre de l’OTAN, Kiev manifestait haut et fort – même par la loi – sa volonté de reprendre, y compris militairement, le Donbass mais aussi la Crimée. Par le décret n° 117/2021, pris le 24 mars 2021, le président Volodymyr Zelensky approuva la « Stratégie de désoccupation et de réintégration de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol », adoptée par le Conseil de sécurité et de défense nationale ukrainien quelques jours auparavant.

Face à ces préparatifs et à la volonté otanienne non seulement de s’élargir à l’Ukraine (contre laquelle le président Poutine avait mis en garde dès 2007, à Munich), mais encore de donner à l’armée de Kiev les moyens de réaliser ses buts, la Russie multiplia, en 2021, les tentatives de négocier directement avec Washington pour apaiser les tensions, notamment lors de la rencontre entre Vladimir Poutine et Joe Biden à Genève, en juin 2021. Sans résultat.

En décembre de la même année, alors que la tension continuait de monter, Moscou fit parvenir à Washington un ensemble de propositions de négociation destinées à régler le problème du Donbass, mais aussi à assurer la sécurité dans l’est de l’Europe. Les principales demandes étaient l’engagement de l’Ukraine de ne pas rejoindre l’OTAN et la reconnaissance du rattachement de la Crimée. Le sort des républiques de Donetsk et Lougansk devait se régler par un processus d’autodétermination. La proposition de pourparlers fut laissée dédaigneusement sans réponse par l’administration Biden.

La suite est connue. Tout de suite après le lancement de l’intervention militaire russe en Ukraine, le 24 février 2022, le gouvernement de Kiev répondit aux propositions russes de négocier et de parvenir à un règlement du conflit. En mars et avril, les pourparlers s’engagèrent, d’abord en Biélorussie, puis en Turquie. L’accord trouvé à Istanbul, le 29 mars 2022, précisait les points suivants :

  • Neutralité permanente de l’Ukraine excluant toute adhésion à des alliances militaires, notamment l’OTAN.
  • Non-possession d’armes nucléaires, conformément à son statut de membre non-nucléaire du TNP.
  • Interdiction de toute présence militaire étrangère.
  • Démilitarisation partielle.
  • Reconnaissance de la Crimée comme territoire russe.
  • Reconnaissance de l’indépendance des républiques de Donetsk et Lougansk. Le statut définitif des deux entités devait faire l’objet d’une négociation ultérieure et d’une rencontre entre Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky.
  • Abrogation des lois discriminatoires contre la langue russe.
  • Interdiction du néonazisme, du fascisme et du nationalisme agressif.
  • Levée des sanctions et des poursuites internationales.
  • Garanties de sécurité internationales accordées à l’Ukraine par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (États-Unis, Royaume-Uni, France, Chine, Russie), avec la possibilité d’inclure d’autres pays comme la Biélorussie (proposée par la Russie) ou la Turquie (proposée par l’Ukraine).
  • Retrait des troupes russes des territoires ukrainiens occupés, à l’exception de la Crimée et des républiques du Donbass, sous réserve d’une discussion directe entre les présidents Poutine et Zelensky pour conclure les modalités.

Notons que l’ensemble de ces propositions ont été formulées dans un projet de traité daté du 15 avril 2022.

La paix d’Istanbul n’était-elle pas « juste » ?

Elle reconnaissait pourtant l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’exception de la Crimée et des zones disputées, et le retour à une neutralité proclamée par la déclaration ukrainienne de souveraineté de 1990 et tacitement admise par la Constitution de 1996, ainsi que par la pratique de tous les gouvernements jusqu’en 2014.

Mais les Ukrainiens, à l’instigation des Occidentaux et par l’intermédiaire du Premier ministre britannique d’alors, Boris Johnson, l’ont rejetée en poursuivant l’ombre d’une victoire promise, d’un effondrement russe et d’un changement de régime à Moscou.

À ce point, il convient de s’interroger sur la signification de cette donnée abstraite : une paix juste. Contrairement à ce que l’on avance aujourd’hui, il ne s’agit pas d’une paix où, indépendamment de la situation sur le terrain, son peopre camp, drapé dans le Bien et la Vertu, obtient tout et l’adversaire rien, comme le fait la partie ukrainienne en exigeant le retour à la situation de 1991 et d’autres conditions peu réalisables.

En réalité, un paix ne peut être ni juste, ni injuste, car il s'agit d'un arrangement qui concède, à chacune des parties en présence, les meilleures conditions possibles en fonction d’une situation donnée. Il est clair que l’Ukraine n’est plus en mesure, aujourd’hui, d’exiger quoi que ce soit. Ce n’est pas après trois ans et demi de guerre, que l’on peut exiger une paix à des termes que l’on a refusé de saisir avant. Mais le vainqueur, de son côté, doit faire attention à ne pas commettre l’erreur des Alliés en 1919 qui, en imposant des conditions draconiennes à l’Allemagne, ont exacerbé un nationalisme et un esprit de revanche conduisant à la Seconde Guerre mondiale.

Finalement, la situation n’est pas sans rappeler l'histoire drôle suivante, d'un humour tristement noir :

Dans un village frappé par une inondation massive, un homme pieux, fervent croyant, se retrouve coincé chez lui. Un camion de pompiers arrive et on lui crie : « Montez, on vous emmène en sécurité ! » Mais l’homme répond : « Non, merci, je fais confiance au Seigneur, Il me sauvera. ».

L’eau continue de monter et l’homme se réfugie au premier étage. Une barque passe devant sa fenêtre. « Vite, grimpez ! », lui disent les sauveteurs. « Non, je prie et le Seigneur me sauvera, » réplique-t-il.

L’inondation s’aggrave, et l’homme est maintenant sur le toit de sa maison. Un hélicoptère survole la zone et lui lance une corde : « Accrochez-vous, on vous sort de là ! » L’homme refuse encore : « Pas besoin, le Seigneur viendra me sauver ! »

Finalement, l’eau engloutit la maison, et l’homme se noie. Arrivé au paradis, il se plaint : « Seigneur, pourquoi ne m’as-Tu pas sauvé ? J’avais foi en Toi ! » Et le Seigneur de répondre : « Mais voyons, je t’ai envoyé un camion, un bateau et un hélicoptère ! Qu’est-ce que tu voulais de plus ? »

 

 

[1] À l’exception de la Crimée, traditionnellement russe, cédée en cadeau par la Russie soviétique à l’Ukraine soviétique en 1954 et que le président ukrainien Leonid Kravtchouk voulait rendre à son homologue russe Boris Eltsine en décembre 1991 (voir notre article).

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique