États-Unis-Russie : Escalade nucléaire et effet boomerang
Trump dans un état proche de l'Ohio...

États-Unis-Russie : Escalade nucléaire et effet boomerang

En recevant l’envoyé spécial étatsunien Steve Witkoff de manière fort aimable au Kremlin et en faisant des propositions dont on ignore l’essentiel mais qui sont censées aller dans le sens d’une sortie de crise, Vladimir Poutine a permis à Donald Trump de sauver la face pour sortir de l’impasse où son tempérament et ses conseillers néoconservateurs l’avaient enfoncé à coups de déclarations et de menaces péremptoires et malavisées.

Il n’est plus question d’ultimatums mais de « négociations », de « progrès », de « rencontre entre les deux présidents » et de « travail en ce sens dans les jours et les semaines à venir ». Bref, de détente… du moins pour le moment !

Comme la Russie n’était nullement disposée à accepter le cessez-le-feu inconditionnel exigé par Washington, le président Trump aurait dû, en toute logique, adopter des sanctions terribles, y compris d’engager son pays plus avant dans la guerre. Or, les États-Unis ne sont plus vraiment en mesure de le faire, en dépit des rodomontades et des espoirs de beaucoup, de part et d’autre de l’Atlantique. Il fallait donc trouver un moyen de faire tomber la pression et faire oublier l’escalade malsaine des dernières semaines. Et cela d’autant plus qu’un événement décisif est intervenu deux jours avant la visite de Steve Witkoff à Moscou.

Le 4 août 2025, le ministère russe des Affaires étrangères a fait savoir la décision du Kremlin de sortir du moratoire unilatéral que la Russie s’imposait depuis 2019 sur le déploiement de missiles à portée intermédiaire et à courte portée (INF). Il est difficile de comprendre pourquoi les organes de presse occidentaux n’ont pratiquement pas parlé d’une information aussi importante alors qu’ils ont fait leurs gorges chaudes de l’échange surréaliste survenu ces derniers jours, par réseaux sociaux interposés, entre un président Donald Trump vitupérant et un ancien président Dmitri Medvedev sarcastique.

Les deux événements sont pourtant liés et constituent la partie émergée d’un iceberg complexe qui mérite que l’on s’y attarde. Car, si l’on ne tient pas compte du contexte, il est difficile de saisir les implications réelles – et potentiellement dramatiques – de la décision russe et du dialogue au vitriol qui sont intervenus après deux mois d’actions et de déclarations imprudentes de la part des États-Unis et de leurs alliés. Ils croyaient – ou espéraient – qu’une montée des tensions, y compris nucléaire, mettrait la pression sur la le président Poutine pour lui faire accepter les conditions occidentales en Ukraine.

Cela a commencé le 1er juin dernier par l’opération « Toile d’araignée », revendiquée par les services ukrainiens, contre l’une des composantes de la triade nucléaire russe : la force de bombardiers stratégiques. Cette attaque spectaculaire mais relativement peu efficace, préparée de longue date, a été effectuée au moyen de drones introduits secrètement en Russie. Curieusement, le même mode opératoire a été utilisé douze jours plus tard par Israël dans son attaque contre l’Iran. Les autorités russes n’ont pas manqué de relever ce qui n’était pas forcément une coïncidence et deviner la main de services secrets occidentaux derrière l’attaque ukrainienne contre leurs bombardiers.

Dans le même temps, les États-Unis préparaient le transfert, en juillet dernier, de bombes nucléaires tactiques B61-12 à la base aérienne de Lakenheath au Royaume-Uni, pour la première fois depuis 17 ans. Un an plus tôt, en juillet 2024, Washington et Berlin étaient convenus d’un déploiement de missiles balistiques de portée intermédiaire (IRBM) en Allemagne. Cette décision, initialement prise sous Joe Biden, a été entérinée par l’administration Trump cette année : les États-Unis commenceront à déployer les IRBM et d’autres capacités de tir à longue portée en Europe à partir de 2026, avec la RFA comme premier pays hôte. Ce déploiement devrait inclure des systèmes de missiles avancés tels que le Typhon et le Dark Eagle.

Pour rendre la situation encore plus dangereuse aux yeux des Russes, le 16 juillet dernier, le général Christopher Donahue, chef du Commandement européen des États-Unis (USEUCOM), n’a pas hésité à décrire comment l’OTAN a testé des plans pour envahir rapidement et capturer l’exclave russe de Kaliningrad. Il s’exprimait lors de la conférence LandEuro à Wiesbaden, en Allemagne.

Cette déclaration du plus haut responsable de l’US Army en Europe est intervenue deux jours à peine après l’ultimatum de 50 jours posé par Donald Trump à Vladimir Poutine pour conclure un cessez-le-feu en Ukraine, le 14 juillet. Et lorsque la presse a demandé au sénateur Lindsey Graham, l’un des plus radicaux des « va-t-en-guerre » trumpiens, ce qui se passerait le 51e jour, la réponse a été : « Demandez à l’ayatollah », une menace implicite d’action militaire contre la Russie. Depuis, l’ultimatum a été réduit à 10 jours, avec une échéance le 8 août.

C’est dans une telle situation, avec une telle accumulation de mises en garde, qu’est intervenue la fameuse polémique Trump-Medvedev. L’échange a été le point d’orgue de cette période de tensions. Le 28 juillet, Dmitri Medvedev a répondu sur Telegram aux propos de Donald Trump en l’accusant de jouer un « jeu d’ultimatums » qui constitue « une menace et un pas vers la guerre » entre la Russie et les États-Unis.

Le 31 juillet, M. Trump a répliqué sur Truth Social en qualifiant M. Medvedev de « président raté de la Russie qui pense qu’il est toujours président » et l’avertissant de « surveiller ses paroles », car il s’aventurait en « territoire dangereux ».

Le lendemain, l’ancien président russe suggérait à son interlocuteur de « se souvenir de ses films préférés sur les "morts-vivants" ». Il l’invitait aussi à réfléchir à quel point le système automatisé « мёртвая рука » (« main morte ») – supposé ne pas exister – pouvait être dangereux. Sous-entendu : pour répondre à toute frappe visant à décapiter le commandement russe.

C’est à ce moment que les commentateurs ont décroché : ils ont cru que l’ancien président russe répondait à l’attaque personnelle en brandissant la menace du feu nucléaire, alors qu’il parlait du « territoire dangereux » en suggérant que les autorités russes n’étaient pas dupes de l’escalade étatsunienne et de la menace implicite suggérée par les propos imprudents du sénateur Graham sur l’ayatollah.

En réponse, toujours le 1er août, le président Trump a annoncé sur Truth Social avoir ordonné le repositionnement de deux sous-marins nucléaires dans des « régions appropriées » pour parer à d’éventuelles menaces.

Cet échange stérile a fait au moins une victime : la crédibilité, déjà bien entamée, du président des États-Unis. Disons tout de suite que l’ancien président Medvedev ne risquait rien : tout le monde sait que, ayant adopté un rôle de trublion des relations internationales, il n’a aucune limite dans les messages, souvent vindicatifs, qu’il poste sur Telegram.

Gorby ReaganEn revanche, en sa qualité de chef d’État en exercice, le président Trump ne peut pas se permettre de dire n’importe quoi, même si c’est pour calmer ses soutiens à l’intérieur du pays. Or, c’est exactement ce qu’il a fait en annonçant le redéploiement des deux sous-marins nucléaires. Bien qu’il n’ait pas précisé la nature des submersibles en question, on peut supposer qu’il s’agit de SNLE de classe Ohio porteurs chacun de 20 missiles Trident II D5.

Problème : les Ohio sont déjà positionnés dans des zones stratégiques pour assurer la dissuasion nucléaire. Si l’on en croit le Nuclear Threat Initiative, entre 8 et 10 de ces 14 sous-marins patrouillent à tout moment. Le but de ces navires est de rester silencieux, au fond de l’océan, à des positions prédéterminées, en attendant de recevoir l’ordre – s’il arrive – de lancer leurs missiles. Ils peuvent être détectables s’ils bougent, il vaut donc mieux éviter de les faire changer de position. Or, comme la Russie est le principal adversaire potentiel des États-Unis, il y a fort à parier qu’un nombre important de ces navires est déjà là où il faut. Sans compte que la portée des missiles Trident II D5 (plus de 11 000 km) est telle que, même lancé depuis la côte est des États-Unis, il peut atteindre sa cible en Russie.

Dmitri Medvedev n’a pas eu besoin de répondre au message de Donald Trump. Vladimir Poutine l’a fait indirectement en annonçant, le même jour, que la production en série du missile balistique à portée intermédiaire (IRBM) Orechnik (Noisetier), hypersonique, avait commencé et que le premier système avait déjà été livré aux forces armées russes. Trois jours plus tard, tombait la décision de la Russie d’abandonner le moratoire unilatéral sur l’installation de missiles de portée intermédiaire.

Rappelons que, après la dénonciation du traité INF par le président Trump en 2019 (voir notre article de l’époque), la Russie avait continué à en respecter les termes en appliquant un moratoire unilatéral, en espérant que Washington reviendrait à de meilleures dispositions. Alors que les États-Unis s’apprêtent à installer leurs missiles intermédiaires en Allemagne, le Kremlin a abandonné cette vaine attente pour tirer les conclusions de l’escalade étatsunienne en décidant d’implanter ses Orechniks – et d’autres IRBM potentiels – où bon lui semble, y compris sur le territoire de son allié biélorusse.

En 1987, avec le traité INF, Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev avaient débarrassé le monde, pour la première fois dans l’histoire, d’une classe entière de missiles stratégiques. Aujourd’hui, la volonté des États-Unis de s’accrocher au mythe, désormais désuet, de l’unipolarité et la « nation indispensable » a fait reculer la sécurité mondiale de trente-huit ans. Mais les responsables à Washington savent désormais que leurs décisions ne restent pas sans réponse et que la Russie n’est plus la « station-service prétendant être une nation » qu’elle a brièvement semblé être à l’époque de Boris Eltsine.

Pourtant, indécrottable, le président Trump, heureux de s’être sorti de l’imbroglio de son ultimatum, continue de jouer les fiers-à-bras en édictant des sanctions secondaires à certains des pays qui commercent avec la Russie : Inde, Chine, Brésil. Mais, curieusement, pas à l’Europe, ni… aux États-Unis. En réalité, comme l’explique fort justement cet article, s’il impose ainsi des droits de douane exorbitants sur ce motif, ce n’est pas à cause de la Russie, mais parce qu’il s’est lancé dans une autre croisade donquichottesque contre un nouvel ennemi : les BRICS qui menacent la suprématie du dollar. Sic transit gloria mundi.

 

 

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique