On dit que c’est avec les lumières du passé que l’on progresse dans les ténèbres de l’avenir. Il est donc difficile de répondre à cette question sans en poser une autre, en retour : qui se souvient de la crise des « euromissiles » qui remonte à l’époque de la guerre froide ?
Voici l’histoire, en quelques mots : à partir de 1977, les Soviétiques déployèrent sur le théâtre européen les missiles RSD-10 Pionnier (mieux connus sous le code OTAN de SS-20). Ils étaient dotés de trois têtes de rentrée indépendantes d’une portée de 4 700 km et d’une grande précision. Ces caractéristiques les rendaient capables de détruire les infrastructures militaires de l’Europe occidentale, mais pas d’atteindre les États-Unis. Ils constituaient donc une arme nucléaire susceptible de détruire le dispositif de défense de l’OTAN en prélude à une attaque conventionnelle des forces du Pacte de Varsovie. De ce fait, ils mettaient à mal le principe américain de « riposte graduée » et introduisaient un risque de « découplage » des défenses de part et d’autre de l’Atlantique. Les États-Unis seraient-ils décidés à engager une guerre nucléaire totale en ripostant avec leurs missiles balistiques intercontinentaux à l’emploi par les Soviétiques d’armes nucléaires incapables d’atteindre le « sanctuaire » américain ?
Le traité
La réponse occidentale intervint en décembre 1979. Le seul moyen d’empêcher le « découplage » était d’opposer aux RSD-10 des armes sensiblement équivalentes. Les missiles américains Pershing 2 pouvaient rétablir la capacité de riposte graduée. Il fut donc décidé d’en implanter en Grande-Bretagne, en Italie et en RFA, mais seulement à partir de 1983. Le délai était destiné à donner à Moscou le temps de procéder au retrait de leurs « euromissiles » dans le cadre d’une « option zéro » : pas de Pionniers et pas de Pershing. Le Kremlin, dirigé alors par Iouri Andropov, ne voulut rien entendre. Comme le constata plus tard, pour le regretter, le secrétaire général Mikhaïl Gorbatchev, il était pourtant clair que ces armes américaines, même de portée intermédiaire, pouvaient atteindre le territoire soviétique. Non seulement elles s’ajoutaient au potentiel stratégique des États-Unis, mais encore elles réduisaient, par la proximité de leurs objectifs potentiels, le temps de réaction du Kremlin. Ils constituaient donc, selon sa formule, « un pistolet sur la tempe de l’URSS ».
M. Gorbatchev, engagé depuis son arrivée au pouvoir en 1985 dans un processus d’apaisement des tensions, savait que le meilleur moyen d’éloigner ce risque était de revenir au statu quo ante et d’accepter l’« option zéro ». Dans cette logique, en février 1987, le Kremlin annonça sa disposition à parvenir à un accord sur les missiles de portée intermédiaire. En avril, lors d’une rencontre à Moscou entre M. Gorbatchev et le secrétaire d’État américain George Shultz, les deux parties évoquèrent la possibilité d’élargir l’accord aux missiles de courte portée et d’éliminer ainsi tous les systèmes d’armes nucléaires pouvant atteindre des cibles à des distances comprises entre 500 et 5 500 kilomètres. Cette option « double zéro globale » fut acceptée en juillet et, le 8 décembre 1987, M. Gorbatchev signait avec le président Ronald Reagan, à Washington, le traité INF (Intermediate-Range Nuclear Forces).
Pour la première fois de l’histoire des relations entre les deux pays, c’était un accord de réduction des forces nucléaires et non de limitation comme précédemment. Au total, les États-Unis détruisirent 846 missiles et l’Union soviétique 1846, soit exactement mille de plus. Cependant, le traité ne concernait que les INF basées au sol. Les missiles navals de portée intermédiaire n’étaient pas concernés par le traité et ont été améliorés de part et d’autre. Ils ont d’ailleurs abondamment été utilisés – avec des charges conventionnelles – dans tous les conflits qui ont eu lieu depuis (les deux guerres du Golfe, l’Afghanistan, la Libye, la Syrie, etc.)
Accusations réciproques
C’est ce traité qui est dénoncé aujourd’hui par les États-Unis en raison, officiellement, de la violation de ses termes par la Russie qui développe un missile, le 9M729, destiné à remplacer le 9M728 utilisé actuellement par les batteries Iskander. Officiellement, le 9M729, comme son prédécesseur, a une portée inférieure à 500 km, mais les États-Unis estiment, depuis plusieurs années, qu’il pourrait atteindre des cibles plus éloignées, dans la zone interdite.
Pour dissiper les doutes et répondre aux craintes occidentales, les autorités russes ont montré le missile à la presse et aux attachés militaires étrangers en poste à Moscou, le 23 janvier dernier. Cependant, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN n’ont pas autorisé leurs représentants à y assister, leur opinion étant déjà faite et la décision de se retirer du traité prise et prête à être annoncée, ce que le président Donald Trump a fait le 1er février.
En fait, le traité était également contesté par la partie russe depuis plus d’une décennie. Aussi bien Moscou que Washington considéraient que son utilité n’était plus aussi évidente qu’à l’époque où les RSD-10 menaçaient l’équilibre est-ouest. Depuis son entrée en vigueur en 1988, la situation mondiale a changé et le reproche principal que les deux camps faisaient à l’accord était qu’il n’est pas universel : d’autres puissances, en particulier la Chine, sont libres de développer les armes interdites aux Américains et aux Russes. D’ailleurs, l’essentiel des vecteurs créés par Pékin appartient à la catégorie des missiles à portée intermédiaire.
En février 2007, dans un discours à la Conférence sur la sécurité de Munich, le président Vladimir Poutine avait évoqué la possibilité pour la Russie de se retirer du traité. En octobre de la même année, Washington et Moscou avaient cependant réaffirmé leur soutien à l’INF, en appelant tous les autres États à le signer eux aussi. Comme la Chine n’entendait pas se priver d’une composante aussi essentielle de ses forces nucléaires, ce fut peine perdue.
Depuis lors, les deux signataires ne manquent pas d’accuser l’autre de ne pas respecter le traité de manière à disposer de motifs pour le dénoncer. Pour Moscou, les États-Unis ont violé l’accord dès 1999, lorsqu’ils ont mis au point des drones de combat dont les caractéristiques étaient celles de missiles de croisière basés au sol, interdits par l’INF. D’autre part, depuis 2014, les États-Unis déploient en Europe (déjà en Roumanie et bientôt en Pologne) des systèmes de lancement Mk 41 qui peuvent être utilisés pour tirer des missiles de croisière à moyenne portée Tomahawk.
Un service rendu à la Russie ?
Même s’il gênait également ses deux signataires, ce traité était préservé parce qu’aucun des deux ne voulait, pour des raisons d’image, être le premier à le dénoncer. Même si elle avait le plus à gagner de sa disparition, la Russie y tenait pour une raison supplémentaire : il constituait un élément de l’architecture de l’équilibre nucléaire patiemment construite avec Washington depuis les années 1970. Pendant la période qui suivit l’effondrement de l’URSS, la préservation de cette structure fut le seul moyen de maintenir un semblant de statut international du pays, même s’il n’apparaissait plus comme une grande puissance.
Aujourd’hui, alors que la Russie a repris une grande partie du rang qu’elle avait perdu, le traité INF constituait pour elle une entrave, aussi bien vis-à-vis de la Chine que de l’OTAN. En revanche, les États-Unis étaient moins gênés par son maintien dans la mesure où leur capacité navale considérable dans toutes les mers et les océans de la planète leur permet de délivrer des missiles de croisière partout où ils le souhaitent, comme ils l’ont abondamment montré depuis les années 1990 dans tous les conflits auxquels ils ont participé.
De ce fait, en prenant l’initiative du retrait, le président Donald Trump a libéré les mains de Moscou. La réaction immédiate du Kremlin ne prête pas à confusion. Dès le 2 février, le président Vladimir Poutine a annoncé la suspension de la participation russe au traité et demandé aux industriels russes de la défense de travailler sur la réalisation d’une version terrestre du missile de croisière naval Kalibr – d’une portée comprise entre 300 et 2 300 km selon les versions – utilisé avec succès contre des objectifs terroristes en Syrie depuis des navires et sous-marins dans la mer Caspienne et en Méditerranée. Il leur a également demandé de mettre au point des missiles hypersoniques de portée intermédiaire.
La sortie américaine du traité sera effective dans six mois. Washington a cependant annoncé qu’il pourrait revenir sur sa décision à condition que Moscou se mette en conformité avec le texte. Cependant, en l’état actuel de la situation internationale, il est relativement peu probable que cela se produise. Il suffit à Moscou de rester sur sa position actuelle pour être débarrassé d’une contrainte qui lui pesait depuis longtemps.