Ukraine : Une époque intéressante…

Ukraine : Une époque intéressante…

On dit que le dirigeant chinois Deng Xiaping (1904-1997) aimait à rappeler une malédiction consistant à souhaiter à son ennemi de « vivre des temps intéressants ». Il semblerait que, pour beaucoup en Ukraine, l’époque intéressante vienne d’arriver.

La bataille légale pour la formation de la nouvelle Verkhovna Rada a commencé dès la proclamation des résultats de l’élection présidentielle, le 3 mai. Rappelons que le Parlement actuel, élu pour cinq ans en octobre 2014, devait clore ses travaux le 27 novembre prochain et que les élections législatives pour son renouvellement étaient fixées au 27 octobre. Comme nous l’indiquions dans un précédent article, le président élu, Volodymyr Zelensky (1978-), avait la possibilité de dissoudre la chambre à la seule condition d’entrer en fonction avant le 27 mai. En effet, la Constitution interdit toute dissolution dans les six mois qui précédent la fin de la législature. Or c’est la Rada qui fixe la date de l’investiture qui doit intervenir dans les 30 jours suivant la proclamation des résultats.

Certains parlementaires tentèrent de mener un combat d’arrière-garde pour retarder la cérémonie d’inauguration après la date fatidique, en s’imaginant que, plus la campagne pour les législatives serait longue, plus ils auraient la possibilité de mettre en difficulté le nouveau président et de renverser la tendance des urnes.

La raison, pourtant finit par prévaloir : lorsqu’un homme issu de nulle part est élu avec plus de 73 % des suffrages exprimés, cela signifie que la classe politique est fortement et durablement discréditée et qu’il est suicidaire de s’opposer à lui en attendant un revirement de l’opinion. Au contraire, l’hostilité envers les députés qui auraient le front d’entraver l’action du nouvel élu ne pourrait que s’amplifier, balayant définitivement les récalcitrants. Le meilleur moyen de sauver leur siège et leur carrière était de collaborer avec le nouveau pouvoir en tentant de devenir le noyau « expérimenté » d’une future coalition majoritaire.

Ainsi, la Rada finit par fixer l’inauguration au 20 mai. Sans perdre de temps, Zelensky annonça la dissolution dans son discours d’investiture, avant de signer le décret correspondant dès le lendemain, 21 mai. La date du scrutin a été fixée au dimanche 21 juillet.

Sur le principe, le président a gagné, mais techniquement, il a remporté une victoire… à la Pyrrhus. Car, dans l’esprit de Zelensky, organiser les élections anticipées ne suffisait pas. Il fallait aussi amender le mode de scrutin.

Actuellement, les 450 députés sont élus de deux manières différentes : une moitié au scrutin de liste à la proportionnelle, l’autre au scrutin majoritaire uninominal dans le cadre de circonscriptions électorales. Le principal défaut de ce système est qu’il permet aux plus riches d’acheter leurs sièges. Il n’est pas anodin que les deux tiers des députés ukrainiens sont millionnaires en dollars. Ainsi, dans les circonscriptions, les plus riches ne se privent pas pour soudoyer les électeurs, principalement les retraités, avec de l’argent liquide ou des colis alimentaires.

Mais l’achat de sièges existe aussi dans le scrutin de liste à la proportionnelle : c’est d’autant plus simple que les listes sont dites « fermées ». En d’autres termes, seuls les cinq premiers candidats de chaque liste sont connus. Ainsi, il est possible pour les partis de placer en position éligible de généreux donateurs qui n’ont pas forcément la faveur des électeurs.

L’amendement voulu par le président Zelensky était de passer purement et simplement à la proportionnelle pour l’ensemble des sièges en abandonnant le système majoritaire et de baisser la barre pour obtenir des élus de 5 % actuellement à 3 % seulement. En revanche, concession faite aux parlementaires, les listes demeureraient fermées.

Selon les conseillers du président, le fait de ne pas passer à des listes ouvertes n’était pas trop important dans la mesure où, dans la situation actuelle, aucune formation importante n’accepterait de prêter le flanc à la critique de corruption et que la grande majorité des candidats éligibles seraient « propres ».

Lors d’une rencontre avec le président, le 21 mai, les chefs des groupes parlementaires acceptèrent la proposition de loi et décidèrent de la faire voter en urgence le lendemain. Mais c’était sans compter sur l’inertie d’un grand nombre de députés, inquiets pour leurs prébendes. Le 22 mai, la majorité d’entre eux ne s’est pas présentée en séance ou a voté contre l’inscription du texte à l’ordre du jour de la séance (seulement 92 voix pour, sur 254 présents). En d’autres termes, le projet de loi n’a même pas été discuté. Un texte alternatif présenté par certains parlementaires pour rendre ouvertes les listes des partis a connu le même sort.

Sur Facebook, la réaction de Zelensky a été immédiate : « Chers Ukrainiens ! La Verkhovna Rada a manqué de voter pour le projet de loi destiné à amender la législation électorale. Les vieux politiciens ont choisi le vieux système, puisque c’est le seul qui leur donne une chance de prolonger leur vie politique. Ils espèrent entrer au Parlement avec de l’argent et du sarrasin [allusion aux colis alimentaires]. Mais je suis persuadé qu’ils se trompent. Même dans les circonscriptions, vous allez élire de nouveaux politiques qui vont changer le pays en actes et non en paroles. »

Cet épisode peu reluisant risque en effet de laisser des traces. Car même sans cela, l’élection s’annonce difficile pour les sortants : selon un sondage effectué entre le 30 avril et le 10 mai (après le second tour de la présidentielle), « Serviteur du peuple », la formation du président, est créditée de près de 40 % des voix. Viennent ensuite : la « Plateforme d’opposition – pour la vie », pro-russe, avec 10,9 % ; le mouvement « Solidarité » de Petro Porochenko (1965-), 10,6 % ; et « Patrie », celui de Ioulia Tymochenko (1960-), 9,1 %. Aucune autre liste ne dépasserait les 5 % des suffrages[1].

Pour le moment, le parti présidentiel « Serviteur du peuple » a une existence légale, des cadres et des militants, mais sa liste de candidats à la proportionnelle n’est pas encore constituée, ce qui ouvre la possibilité de ralliements de divers députés en vue d’obtenir des places éligibles… à condition évidemment que les dirigeants du parti acceptent de négocier avec eux. Il est indéniable que la présence d’élus expérimentés dans le futur groupe parlementaire serait un atout pour le contrôle de la Rada, mais il semble clair, d’ores et déjà, que le critère principal de sélection sera l’intégrité et que les agissements des postulants seront passés au peigne fin.

Dans l’ambiance actuelle de « dégagisme » qui ne leur est pas propice, les députés ont encore la possibilité de se rattraper et d’adopter le projet de loi lors de la prochaine séance du Parlement, le 28 mai. Il est difficile de prévoir s’ils le feront.

Décidemment, l’époque risque de devenir intéressante pour certains des nombreux sortants qui non seulement verront la fin de leur carrière mais ne seront plus couverts par l’immunité parlementaire.

 

 

[1] Une éventuelle liste du Premier ministre sortant Volodymyr Hroïsman (1978-), qu’il semble avoir l’intention de constituer, n’était pas encore à l’ordre du jour au moment du sondage.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique