Guerre en Europe : La Russie réduit son budget de défense
Keith qui pleure et Mark qui rit...

Guerre en Europe : La Russie réduit son budget de défense

On vit vraiment des temps intéressants ! En voyant le général à la retraite Keith Kellogg et le secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte déclamer devant les caméras, l’un avec sérieux et componction, l’autre avec raillerie et désinvolture, la grande tirade de « La Russie est en train de perdre la guerre et l’Ukraine de la gagner », il est difficile de ne pas penser à quelques vignettes de On a marché sur la Lune, le célèbre album des aventures de Tintin. On y voit le capitaine Haddock moquer les Dupondt en leur disant que le cirque Hipparque (où allait se poser la fusée lunaire) avait besoin de deux clowns et qu’ils feraient très bien l’affaire.

Il faut reconnaître que les humoristes involontaires ne manquent pas en ce moment de part et d’autre de l’Atlantique : Lindsey Graham, Alexander Stubb, Kaja Kallas, Jean-Noël Barrot… la concurrence est rude. Depuis le début de la guerre en Ukraine, les déclarations les plus stupides proférées sur un ton docte et professoral s’accumulent pour faire la joie – ou l’accablement devant tant de bêtise – des historiens du futur. À quelques rares exceptions près, les politiciens, les militaires et les prétendus experts rivalisent dans les explications tordues, les à-peu-près et les contradictions.

Les uns prétendent que la Russie est sur le point de s’effondrer, tandis que d’autres – parfois les mêmes – expliquent qu’elle va bientôt envahir l’Europe. On nous dit, fort sérieusement, que la Russie ne veut pas négocier pour continuer la guerre, mais en même temps qu’elle n’a pas les moyens de la poursuivre. Qu’elle est en train de perdre, mais qu’il faut l’empêcher de gagner.

Et surtout, on continue à prêter au Kremlin des comportements absurdes sans se poser des questions. Ainsi, quel intérêt de multiplier de prétendues « provocations » – drones en Pologne ou en Roumanie, brouillage de GPS d’avions officiels européens, violations volontaires de l’espace aérien de l’OTAN, mystérieux survols d’engins lumineux – pour qu'on les voie bien ? – au-dessus d’aéroports scandinaves ou allemands ? « Les Russes veulent tester les défenses européennes », nous répond-on. Ah bon ? C’est donc qu’ils veulent nous envahir tout de suite, n’est-ce pas ? En tout cas, dès qu’ils auront fini de conquérir l’Ukraine… centimètre par centimètre.

Et ces incidents interviennent juste au moment où les États-Unis semblent s’apprêter à abandonner l’Europe à son triste sort. Si l’on raisonnait par l’absurde on pourrait dire que Vladimir Poutine a décidé de venir en aide à ses très bons amis européens et multiplie les provocations pour inciter Donald Trump à changer d’avis et à reprendre l’aide massive à l’Ukraine. Et même à envisager de livrer à Volodymyr Zelensky des missiles de croisière de portée intermédiaire Tomahawk, susceptibles de transporter des charges nucléaires ! « Insanity ! », s’écrie Scott Ritter dans l’un de ses « Coups de gueule ».

Poursuivons le raisonnement par l’absurde : voyant que les pays européens de l’OTAN ont quelques difficultés à augmenter leurs budgets de défense, comme demandé par les États-Unis, le président russe a décidé de les aider en rendant tangible une menace autrement très lointaine voire même inexistante.

Évidemment, on ne peut pas totalement écarter l’idée que, comme des enfants devant une fourmilière, les stratèges russes s’amusent à créer du chaos pour observer les Européens courir dans tous les sens. Mais ce seraient là de bien futiles occupations – demandant des ressources qui seraient mieux employées ailleurs – en des temps plutôt graves où le déclenchement d’une nouvelle guerre mondiale ne tient qu’à un fil.

Il est vrai que, avec les Russes, on peut s’attendre à tout, n’est-ce pas ? Mais peut-être pas à ce que, en pleine opération militaire spéciale en Ukraine et alors qu’ils estiment que l’Europe leur a déclaré la guerre, ils réduisent leur budget militaire. Et pourtant, c’est bien ce que le gouvernement russe prévoit dans le budget de 2026 !

Mais, trêve d’ironie. Comme l’indique, entre autres, le journal économique russe RBK le 29 septembre, le projet de budget fédéral russe pour les années 2026-2028 prévoit une baisse des dépenses militaires. Le document présenté par le ministère des Finances[1] marque un tournant dans la politique budgétaire du pays puisque les dépenses militaires sont réduites, tandis que de nouvelles mesures fiscales sont introduites pour tenir compte du déficit prévu (entre 2 % et 2,2 % du PIB selon le Premier ministre Mikhaïl Michoustine). Rappelons que la dette publique russe s’élève à environ 17,2 % du PIB en 2025 (contre 114 % pour la France), ce qui reflète une gestion prudente dans le contexte des sanctions.

Les dépenses de défense passent de 13 500 milliards RUB en 2025 à 12 600 milliards RUB en 2026, c’est-à-dire quelque 129 milliards EUR (5,8 % du PIB). Le ministère des Finances justifie cette diminution par une économie déjà militarisée, des progrès sur le champ de bataille en Ukraine et les efforts accomplis pour atténuer les distorsions économiques causées par une surchauffe budgétaire.

Pour compenser le déficit et soutenir les dépenses prioritaires, le gouvernement introduit des hausses fiscales ciblées, générant environ 1 200 milliards RUB supplémentaires (0,5 % du PIB), notamment l’augmentation du taux de la TVA de 20 à 22 %. Le ministère souligne que ces fonds restent suffisants pour répondre aux besoins des forces armées et aux garanties sociales : ils sont censés préserver les conditions de croissance des salaires réels et des revenus des ménages et augmenter les allocations pour le logement et le soutien familial, tout en répondant aux besoins de défense.

la 4eme dimensionUne telle déclaration apparaît comme un pied de nez involontaire aux pays européens qui envisagent plutôt une baisse des dépenses sociales pour financer l’augmentation du budget militaire. On peut se demander si l’on vit réellement dans le même espace-temps et si les Occidentaux ne dérivent pas dans un épisode dystopique de La Quatrième Dimension (The Twilight Zone), la célèbre série télévisée du début des années 1960.

Certains commentateurs occidentaux voient dans cette baisse la preuve de la difficulté de la Russie à continuer de financer la guerre, sans se rendre compte qu’ils contredisent ainsi le narratif quasi officiel des « provocations » et de la prétendue volonté poutinienne d’envahir l’Europe. En réalité, ce budget suggère le contraire d’une escalade : une confiance accrue dans les progrès sur le champ de bataille et dans la perspective d’une solution prochaine du conflit, tout en préservant des marges de manœuvre pour des développements ultérieurs et déplaisants.

Certes, le 25 septembre dernier, lors d'une réunion en marge de l'Assemblée générale des Nations Unies à New York, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a précisé que, à travers la crise en Ukraine, provoquée par l'Occident collectif, « l'OTAN et l'Union européenne ont déjà déclaré une vraie guerre à [son] pays et y participent directement ». Pourtant, il semble bien que les dirigeants russes ne croient pas à l’extension des opérations vers un conflit armé réel contre les Occidentaux. Dans l’un de ses messages sur Telegram, l’ancien président Dmitri Medvedev explique qu’une guerre contre les pays européens irait à l’encontre des intérêts de la Russie qui n’aurait rien à y gagner alors que le peuple russe doit se concentrer sur le développement de ses territoires, entreprise complexe et coûteuse.

Il explique aussi que l’Europe elle-même ne peut pas déclencher une telle guerre. D’abord, parce que « les pays européens sont vulnérables et divisés » et que « dans le chaos économique actuel, ils n’ont tout simplement pas les moyens de mener une guerre contre la Russie ». Ensuite, parce que « les dirigeants européens sont des dégénérés insignifiants » qui « n'ont pas de pensée stratégique et, encore moins, de l'élan nécessaire pour des décisions militaires réussies ». Enfin, parce que la majorité des Européens, « inertes et trop gâtés, ne veulent pas se battre pour des idéaux communs, ni même pour leur propre terre ».

Néanmoins, l’ancien président n’exclut pas la possibilité d’un incident fatal causé par « l’hyperactivité des idiots irresponsables » avec le « risque tout à fait réel de dégénérer en une guerre avec l’utilisation d’armes de destruction massive ».

« Il faut donc rester vigilant », conclut-il. Sage conseil.

 

 

[1] Le texte en russe est disponible sur le site législatif de la Douma d’État.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique