Mémorandum de Budapest : Il faut être deux pour respecter un accord
Et si ce n’étaient pas les Russes, mais les Occidentaux qui étaient sortis les premiers du cadre du Mémorandum ?

Mémorandum de Budapest : Il faut être deux pour respecter un accord

Au moment où les États-Unis ont enfin repris un dialogue diplomatique cohérent pour tenter de résoudre le conflit en Ukraine, une petite musique prend de la force dans les milieux politiques et la presse – surtout en Europe – selon laquelle un nouvel accord serait inutile, car les Russes ne le respecteraient pas.

« En 1994, Américains, Britanniques et Russes s'étaient déjà accordés pour protéger les frontières du pays, en vain », explique un article de BFMTV à propos du fameux Mémorandum de Budapest qui était destiné à garantir les frontières de l’Ukraine en contrepartie de l’adhésion de cette dernière au Traité de Non-Prolifération (TNP) en qualité de membre non-nucléaire et du transfert de son arsenal nucléaire à la Russie.

On omet de mentionner trois points essentiels. Le premier est que, le 5 décembre 1994, lors du sommet de la CSCE à Budapest, la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni n’ont pas signé un seul Mémorandum, mais trois. Avec l’Ukraine, certes, mais aussi avec le Kazakhstan et la Biélorussie qui détenaient également une partie de l’arsenal stratégique soviétique. Les trois textes étaient distincts mais identiques en termes de contenu : un pour chacun de ces trois nouveaux États indépendants.

Le deuxième est que les Mémorandums de Budapest ne sont pas des traités formels : ils n'ont pas été soumis à un processus de ratification par les Parlements respectifs, ce qui les aurait fait entrer dans le cadre législatif de chaque pays signataire. Ils étaient conçus comme des accords politiques : ils énonçaient des « assurances » de sécurité (et non des « garanties ») sans imposer des obligations juridiques exécutoires, ni de mécanisme contraignant pour les faire respecter. De plus, ils ne créaient pas de nouvelles obligations internationales au-delà des engagements déjà existants dans le TNP ou la Charte des Nations unies (voir ici le texte du Mémorandum concernant l’Ukraine, en anglais, en russe, en ukrainien et en français).

Le troisième, enfin, tient au contexte. Un accord international reflète toujours une situation à un moment donné et n’est plus forcément valable lorsque les conditions changent. En 1994, il n’y avait pas de contentieux sérieux entre Kiev et Moscou. L’Ukraine avait affirmé sa neutralité en 1990 dans sa déclaration de souveraineté et les gouvernements de l’époque, comme ceux qui suivirent jusqu’au milieu des années 2000, n’envisageaient pas une adhésion à l’OTAN, avec les Occidentaux, ni à l’Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC), avec la Russie. De plus, à Kiev, presque personne n’avait l'idée de priver les citoyens ukrainiens russes ethniques (22 % de la population) ou russophones de leurs droits à pratiquer leur langue et exercer les prérogatives concédées par les textes législatifs. Il en allait de même pour les autres minorités (hongroise, polonaise, roumaine). Pour finir, depuis la réunification allemande en 1990, l’OTAN ne s’était pas encore élargie « d’un pouce vers l’est », comme l’avaient promis les Occidentaux à Mikhaïl Gorbatchev (ce que confirment les documents déclassifiés de la National Security Archive des États-Unis)..

Tout cela dit, il convient de constater que la Russie a jusqu’ici scrupuleusement respecté ces Mémorandums non contraignants avec le Kazakhstan et la Biélorusse. Et qu’elle a fait de même avec l’Ukraine jusqu’en 2014.

En effet, comme nous l’expliquions dans un précédent article, le droit international interdisait tout changement frontalier entre les nouveaux États indépendants, le principe de l’intangibilité des frontières (uti possidetis juris) empêchait tout transfert territorial entre les anciennes républiques soviétiques, comme yougoslaves, d’ailleurs. En 1991, le chef de l’État russe Boris Eltsine s’était engagé à respecter ce cadre auprès de son homologue étatsunien George Bush père, comme le révèlent les transcriptions de leurs échanges. Ainsi, lorsque le président ukrainien Leonid Kravtchouk avait voulu restituer la Crimée à la Russie, au moment des accords de Belovej, Eltsine s’était vu contraint de refuser. Cette position de principe ne changea pas dans les années suivantes, ni sous sa présidence ni sous celle de Vladimir Poutine. Jusqu’en 2014, le Kremlin considéra les crises qui secouaient périodiquement la Crimée, entre les autorités locales de Simferopol et le gouvernement de Kiev, comme des affaires intérieures ukrainiennes, au grand dam des Russes de la péninsule qui espéraient toujours que Moscou les soutiendrait.

Pourquoi les choses changèrent-elles en 2014 ? À cause, évidemment, du coup d’État de l’Euromaïdan qui installa à Kiev un gouvernement ouvertement atlantiste dont les premiers actes ont été de proclamer sa volonté d’adhérer à l’OTAN et de manifester son intention de priver la langue russe de son statut et des millions de citoyens ukrainiens russophones de leurs droits traditionnels.

À cela s’ajoutait, depuis 2008, ce que la Russie percevait comme une trahison des États-Unis, des Britanniques et d’autres États occidentaux, dont la France. Ces pays avaient imposé l’indépendance du Kosovo, province serbe, au mépris du principe de l’intangibilité des frontières, cet uti possidetis juris que la Russie avait jusque-là scrupuleusement respecté. Sans oublier que, depuis 1999, l’OTAN n’avait cessé de s’élargir en Europe centrale et dans les Pays baltes, malgré la promesse faite en 1990.

Pourquoi donc reprocher aujourd’hui à Moscou de violer des accords dont les Occidentaux – et l’Ukraine avec eux – changent les termes à leur convenance en invoquant des règles qu’ils ne s’appliquent pas eux-mêmes ?

 

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique