Le 4 avril à Bruxelles, Antony Blinken, le secrétaire d’État des États-Unis, affirmait sans ciller : « l’Ukraine deviendra membre de l’OTAN. Notre objectif […] est d’aider à construire un pont vers cette adhésion. » À ses côtés, le ministre des Affaires étrangères ukrainien, Dmytro Kouleba, parvenait à peine à dissimuler un rictus embarrassé tant il savait que c’était faux. Le pire de ce moment gênant n’est pas que M. Blinken mentait, mais que toute l’assistance le comprenait et qu’il y avait une totale déconnexion entre ses mots et ses paroles.
Il y a vingt et un ans, lorsque le secrétaire d’État Colin Powell brandissait la fameuse fiole de prétendu anthrax pour affirmer, devant le Conseil de Sécurité des Nations unies, que l’Irak possédait des armes de destruction de masse, il était encore crédible même si beaucoup de spécialistes doutaient de la réalité de ses affirmations. En tout cas, il pouvait, sans perdre la face, invoquer la fameuse « plausible deniability » (dénégation plausible) des administrations étatsuniennes.
Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Même si le secrétaire Blinken semble avoir repris à son compte la célèbre phrase « les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent[1] », il se borne, en réalité, à procéder – avec son acolyte le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg qui répète le même mantra – à une sorte de rituel incantatoire du même ordre que les danses de la pluie indiennes. À la différence que, dans le monde réel, il finit toujours par pleuvoir.
La déclaration d’Antony « medicine man » Blinken est intervenue dans le cadre d’une réunion des ministres des Affaires étrangères des pays membres de l’Alliance Nord Atlantique pour préparer le sommet qui, cet été, marquera le 75e anniversaire de l’organisation. À cette occasion, l’heure n’est pas à exprimer des doutes, mais à s’autocongratuler comme sait si bien le faire la diplomatie occidentale 2.0 (voir notre précédent article). Il s’agit de montrer que, en dépit de son âge, l’OTAN est toujours fringante et prête à s’étendre partout où elle le décidera. Dans ces conditions, revenir sur la promesse maintes fois réitérée d’admettre l’Ukraine dans le cénacle atlantiste représenterait un fatal aveu d’échec. En conséquence, M. Blinken ne pouvait que répéter les mots symboliques en sachant très bien que ses paroles n’engageaient que les auditeurs crédules. D’ailleurs, que peut bien valoir une promesse non datée ?
Le président Volodymyr Zelensky, visiblement courroucé, le relevait lui-même à l’occasion du dernier sommet de l’OTAN, à Vilnius en juillet 2023 : « Il est sans précédent et absurde qu’aucune date ne soit fixée, ni pour l’invitation ni pour l’adhésion de l’Ukraine ». Il se plaignait aussi des « formulations vagues » sur les « conditions » que son pays devrait remplir. D’ailleurs, sensiblement au même moment, le président Joe Biden disait lui-même que l’Ukraine n’était pas prête à entrer dans l’OTAN et qu’elle ne le serait pas tant que la guerre durerait. De plus, à en croire le New York Times, l’administration Biden – dont Antony Blinken est censé faire partie – veut maintenant que la question de l’adhésion de l’Ukraine « ne soit plus sur la table » lors du sommet de juillet prochain, et l’Allemagne serait du même avis.
On peut facilement comprendre cette position : la question de l’invitation et de l’adhésion requiert le consensus de tous les membres de l’organisation. Or, ces pays ne sont d’accord que sur un point : pour entrer, l’Ukraine doit avoir résolu tous ses problèmes de sécurité. Cela signifie le retour de la paix et la souveraineté du pays sur un territoire aux frontières internationalement reconnues. Faute de quoi, chaque membre s’expose à devoir intervenir dans la guerre et prendre « les mesures qu’il juge nécessaires pour aider l’allié attaqué », en application de l’article 5 de la charte.
De ce fait, les membres de l’organisation ne s’opposent pas à des déclarations d’intention vagues repoussées dans un futur indéterminé. En revanche, engager tout de suite des procédures d’invitation et d’adhésion n’aurait qu’un seul résultat tangible : faire apparaître les divisions entre les (rares) pays favorables et les autres, ceux qui s’opposeront farouchement à l’adhésion tant que l’Ukraine demeurera un sujet de discorde pour la sécurité européenne. En 2008, au sommet de l’OTAN à Bucarest, les États-Unis avaient tenté de lancer une invitation à l’Ukraine et à la Géorgie (à l’époque dirigées par des présidents atlantistes – Viktor Iouchtchenko et Mikheil Saakachvili) et ils s’étaient vus contrés par la France et l’Allemagne qui ne souhaitaient pas provoquer la Russie. La même mésaventure – en pire – risquerait de se produire aujourd’hui si Washington décidait d’imposer une décision.
L’année dernière, au moment du sommet de Vilnius, le 11 juillet, l’issue de la « contre-offensive » ukrainienne était incertaine et les pays de l’OTAN pouvaient encore rêver d’une victoire ukrainienne et d’un retour aux frontières de 1991, ce qui aurait ouvert la voie à une adhésion triomphale sur les ruines de la puissance russe perdue. Aujourd’hui, le rêve s’est transformé en cauchemar et, à l’Ouest, nul ne peut dire quelles seront les limites internationales de l’Ukraine dans les mois qui viennent. Or, il est impossible de les définir sans négociations. Bien que la position occidentale soit aujourd’hui de refuser les pourparlers, puisque cela signifierait qu’on laisserait à la Russie les territoires qu’elle a rattachés, l’idée que l’Ukraine pourrait céder ces régions dans le cadre d’un accord de paix et ensuite adhérer à l’OTAN dans ces nouvelles frontières est évoquée ici ou là…
Sauf que ni l’Ukraine ni l’OTAN ne seront en position de force à la table d’éventuelles – mais inévitables – négociations et que dans le cadre de la mise en place d’une nouvelle structure de sécurité en Europe, la Russie ne serait sans doute pas disposée à tolérer une Ukraine qui ne serait pas neutre.
En réalité, en promettant des lendemains qui chantent, la déclaration de Blinken est surtout destinée à entretenir l’illusion d’une dynamique positive pour inciter le Congrès des États-Unis à voter l’aide à l’Ukraine de 61 milliards USD proposée par la Maison Blanche et persuader les pays européens de ne pas interrompre leur soutien militaire et financier à Kiev.
Mais elle est aussi une nouvelle provocation à l’égard de la Russie : une manière de lui signifier que les États-Unis et leurs alliés veulent opter pour la poursuite indéfinie de la guerre. « On ne peut pas laisser la Russie gagner », a dit Emmanuel Macron. Il est probable que ces danses de la pluie rhétoriques n’inquiètent pas particulièrement Moscou.
[1] Même si elle est attribuée au président Jacques Chirac, le véritable auteur en est Henri Queuille, ancien président du Conseil sous la IVe République, qui s’inspirait d’une fable de La Fontaine.