Ils y croyaient vraiment, aux Tomahawks ! Un vent de triomphalisme issu des milieux néoconservateurs de Washington a balayé l’Europe (ou plutôt les gouvernements européens) début octobre, comme une tempête d’automne : après les HIMARS, les Abrams et les F-16, la nouvelle wunderwaffe, le célèbre missile Tomahawk, allait changer la donne ! Les Russes n’avaient qu’à bien se tenir.
Ils étaient tellement persuadés que l’affaire était dans le sac qu’ils ont été saisis de stupeur de part et d’autre de l’océan, les 16 et 17 octobre, lorsque le président Donald Trump a soudain abandonné sa rhétorique quasi guerrière. Pendant 48 heures, on a entendu voler les mouches avant que les bellicistes ne reprennent leur litanie habituelle d’exhortations et de rodomontades destinées à poursuivre le combat. Comme dans Rhesos, la tragédie attribuée à Euripide, le chœur des sentinelles non pas troyennes mais otaniennes a appelé à la guerre contre la Russie, sonnant l'alarme, exhortant à s'armer, invoquant les dieux pour une victoire sanglante et exprimant un désir ardent de vengeance sur le champ de bataille.
Mais reprenons le fil des événements. Pendant plusieurs jours avant ces deux journées fatidiques, le président des États-Unis a semblé disposé à satisfaire les attentes de Volodymyr Zelensky et de tout ce que la planète compte comme va-t-en-guerre. Dans une conversation avec des journalistes à bord d’Air Force One, le 12 octobre, il expliquait que les États-Unis pourraient fournir des Tomahawks à l’OTAN qui les livrerait aux Ukrainiens. Cependant, il devrait d’abord en parler avec Vladimir Poutine : « Ouais, je devrais lui dire, si la guerre n’est pas réglée, nous pourrions très bien le faire… Veulent-ils voir des Tomahawks arriver dans leur direction ? Je ne pense pas ». Et avec son emphase habituelle, il précisait : « C’est une arme incroyable, une arme très offensive. Et honnêtement, la Russie n'a pas besoin [d’en recevoir]. »
Quatre jours plus tard, le 16 octobre, ce fut la douche froide : à l’issue de la fameuse conversation téléphonique au cours de laquelle le président Trump devait délivrer l'ultimatum à son homologue russe, on apprenait que les deux dirigeants étaient convenus de se rencontrer rapidement. Et pas n’importe où : à Budapest, en Hongrie, chez Viktor Orbán, la bête noire des militaristes européens. Et, comble du comble, on apprenait que l’initiative de la proposition et du lieu était du fait du locataire de la Maison Blanche.
Cet énorme pied de nez à la Commission européenne et aux membres de la « Coalition des volontaires » s’accompagna dès le lendemain, 17 octobre, d’un autre geste qu’on peut qualifier de peu amène : au cours d’un entretien avec Volodymyr Zelensky à la Maison Blanche, Donald Trump refusa de fournir les missiles tant attendus. Pourtant, l’Ukrainien avait fait le déplacement à Washington tout exprès pour les recevoir. La visite avait d’ailleurs fort mal commencé pour lui : à son atterrissage à la base d’Andrews, la veille, aucun dignitaire étatsunien n’était là pour l’accueillir et il avait dû improviser un comité de réception avec son entourage et l’équipage de son propre avion.
Le lendemain, l’ambiance à la Maison Blanche fut plutôt fraîche. Pour commencer, Volodymyr Zelensky fut obligé d’attendre dans le Cabinet Room pendant que, dans le Bureau ovale, le président Trump recevait le ténor Andrea Bocelli qui esquissa quelques notes de Con te partirò. Ensuite, au cours de la réunion, l’ambiance demeura tendue, le locataire des lieux rabrouant son visiteur à plusieurs reprises lors d'une conversation qualifiée d’« acrimonieuse ». Et, comble de vexation pour le solliciteur, ces échanges se déroulèrent sous le regard (narquois ?) du secrétaire à la Guerre, Pete Hegseth, qui arborait pour l’occasion une cravate aux couleurs blanc-bleu-rouge du… drapeau russe[1].
Ainsi, la messe semblait dite. L’annonce de la rencontre à Budapest, le refus de fournir des Tomahawks et le mauvais accueil fait à Volodymyr Zelensky ne pouvait signifier qu’une chose : Donald Trump s’était définitivement rangé du côté de Vladimir Poutine et avait incité le dirigeant ukrainien à accepter les conditions déjà évoquées à maintes reprises par la partie russe. On comprend que cette accumulation de mauvaises nouvelles ait plongé les milieux atlantistes dans une sidération mutique, eux qui croyaient la partie gagnée et imaginaient déjà une pluie de Tomahawks s’abattre sur la Russie, ruinant son économie et contraignant Vladimir Poutine à la capitulation.
Il est difficile d’expliquer que ces cercles politiques qui criaient victoire par anticipation n’aient pas réfléchi sérieusement à l’impossibilité manifeste de livrer ce type de missiles à l’Ukraine puisqu’elle ne dispose pas de lanceurs disponibles, comme nous le constations dans l’un de nos précédents articles. Impossible, en effet, pour les Ukrainiens, d’utiliser les Tomahawks sans une implication directe des États-Unis ou d’un autre membre de l’OTAN, ce qui aurait signifié une réelle cobelligérance et une escalade immédiate et sans doute irréversible.
Dans un premier temps, les bellicistes européens semblèrent se résigner et accepter le fait accompli avec un abattement perceptible, étudiant même des itinéraires aériens pour permettre à l’avion du président russe de parvenir à Budapest en traversant l’espace aérien de l’Union européenne en dépit des interdictions de vol. Mais pendant ce temps, aux États-Unis, les milieux néoconservateurs préparaient une riposte en jouant sur les mots « paix » et « cessez-le-feu » et en comptant sur l’amateurisme et la versatilité du président Trump. Le 20 octobre, le secrétaire d’État Marco Rubio mit à profit la première conversation téléphonique prévue avec son homologue russe, Sergueï Lavrov, en préparation de la rencontre de Budapest, pour déposer le grain de sable qui allait bloquer la machine.
Le lendemain, en répondant à un journaliste, le ministre russe exprima publiquement son étonnement de constater que la position des États-Unis avait changé en regard de celle « que le président Donald Trump a formulée succinctement [à l’issue du sommet d’Anchorage] en déclarant qu'une paix durable et à long terme était nécessaire, et non un cessez-le-feu immédiat et sans issue. » Et il précisait : « Nous restons pleinement attachés à cette formule. Je l'ai réaffirmé hier lors de mon entretien avec M. Rubio. »
Mais Sergueï Lavrov alla plus loin dans la désillusion : « Aujourd'hui, j'ai été surpris de lire que, comme le rapporte CNN, la rencontre entre Vladimir Poutine et Donald Trump pourrait être reportée car (…) les responsables américains sont arrivés à la conclusion que la position de la Russie n'a guère changé (…) et reste dans les limites de ses exigences maximalistes initiales. » En d’autres termes, il devenait clair pour la partie russe que le sommet de Budapest, proposé pourtant par Washington, serait remis à une date ultérieure… et aussi lointaine que nécessaire pour tenter de sauver le soldat Zelensky.
Sergueï Lavrov indiqua également qu’il n’était pas dupe du rôle joué par Emmanuel Macron, Keir Starmer et Ursula von der Leyen qui « appelaient à un cessez-le-feu immédiat ». Et il précisait : « De plus, le président français Emmanuel Macron a déclaré que ce cessez-le-feu devait être sans conditions préalables. Il voulait notamment dire (et il l'a déclaré publiquement) que personne ne pourrait restreindre les livraisons d'armes au régime de Kiev. » Bref, vu de Moscou, le petit air connu du gel du conflit pour permettre aux Occidentaux de réarmer Kiev était de retour.
Évidemment, la conversation Rubio-Lavrov, en marquant ce soudain infléchissement de la position de la Maison Blanche, a comme galvanisé tous les milieux atlantistes. Aux États-Unis, le secrétaire au Trésor, Scott Bessent, ne perdait pas de temps pour annoncer, dès le 22 octobre, des sanctions contre les deux principales compagnies pétrolières russes, Rosneft et Lukoil, et appeler Moscou à accepter immédiatement un cessez-le-feu. Ainsi, le sommet de Budapest était définitivement enterré, même si une faible voix trumpienne prétendait qu’il n’était que remis.
Il est difficile de déterminer si Donald Trump a été le jouet de son entourage et, dans l’affirmative, de quelle manière. La séquence des événements des 16 et 17 octobre, a montré qu’il semblait disposé à accepter des négociations à des conditions proches de celles de Moscou. Il est possible que Marco Rubio et d’autres membres de son entourage soient parvenus à le persuader que Vladimir Poutine refusait la « paix », c’est-à-dire le « cessez-le-feu inconditionnel » et qu’il fallait « mettre la pression sur lui » comme le réclamaient les Européens. Il est également possible que, voyant dans son entourage la levée de boucliers contre les négociations qu’il voulait entreprendre, il ait préféré faire profil bas et adopter la tactique préconisée par Jean Cocteau dans le spectacle Les mariés de la tour Eiffel en 1921 : « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur[2]. »
En tout cas, il y a bien un point sur lequel il n’a pas cédé : il a confirmé, le 22 octobre, lors d’un entretien avec le secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, que le projet de livrer des missiles de croisière était enterré : « Apprendre à utiliser les Tomahawks prend au moins six mois. Généralement, un an. La seule manière de lancer des Tomahawks est que nous le fassions. Et nous ne le ferons pas. »
Dans le brouillard de la propagande, des vraies intox et des fausses infos, de nombreuses voix prétendent que, en réalité, l’éventuel sommet de Budapest n’aurait rien réglé car il n’y avait pas d’accord sur même l’ébauche d’un éventuel plan de paix. Le Premier ministre slovaque, Robert Fico, est d’un avis contraire : un tel plan existe bel et bien, comme il l’a indiqué lors d’une rencontre avec la presse, le 24 octobre : « Trump sait très bien ce qui se passe. Une délégation américaine s’est rendue à Moscou et a offert à Poutine ce marché : tout le Donbass, la totalité de Lougansk, et Zaporojie et Kherson resteraient dans la situation actuelle. Lorsque Poutine est arrivé en Alaska, il a demandé à Trump "C’est vraiment un accord ?" Et il accepta parce que Trump le confirma. Que se passa-t-il ensuite ? Trump rétorqua : "J’ai besoin de temps", et il partit convaincre Zelensky et l’Union européenne qui dirent non. Et nous y revoila. »
Sans doute Vladimir Poutine connaît-il l’expression proverbiale anglaise « Fool me once, shame on you. Fool me twice, shame on me ». La première fois que l’on est trompé, on est une victime ; la deuxième fois, on passe pour un imbécile. De nombreux cercles d’influence, à Moscou, pensent que le jusqu’au-boutisme otanien aux frais de l’Ukraine n’a que trop duré et qu’une frappe décisive sur l'Ukraine et ses élites ramènerait les Occidentaux à la raison en leur faisant comprendre qu’ils ont perdu leur guerre par procuration et qu’ils n’ont plus les moyens de continuer. Mais il est probable que le président russe ne prendra pas d'action déterminée tant qu'il pensera que la persuasion et la négociation ont des chances d'aboutir. Evidemment, toute patience à des limites.
Est-ce un hasard si le 26 octobre, lors d’une visite au centre de commandement du Groupement conjoint des forces armées russes, le président Poutine a annoncé le premier test réussi du nouveau missile Bourevestnik à propulsion nucléaire ? L’essai s’est déroulé le 21 octobre et l’engin a parcouru 14 000 km en restant en vol pendant 15 heures, ce qui n’est pas sa limite. En théorie, lorsqu’il sera opérationnel, le missile pourra voler dans les hautes couches de l’atmosphère pendant toute la durée de vie de sa pile nucléaire, comme un sous-marin en plongée, et s’abattre sur son objectif à l’instant choisi, longtemps après son lancement. De quoi inciter les États-Unis à reprendre les négociations sur le traité New START de réduction des arsenaux stratégiques qui arrive à expiration dans trois mois. La partie russe a proposé de le prolonger pour un an. Donald Trump a trouvé l’idée intéressante, mais il n’y a pas encore eu de réponse officielle. Peut-être les décideurs washingtoniens pensent-ils que l’économie russe va s’effondrer avant ?
[1] Certes, ce sont également les teintes de la star spangled banner des États-Unis (plausible deniability ?), mais on peut la trouver en vente à 22,32 USD sous la désignation explicite de Russia Plain Flag.
[2] Cette phrase est souvent attribuée, à tort, à Georges Clemenceau.