Complexe militaire industriel : Corruption bien ordonnée commence par soi-même
Jadis, la guerre attirait les profiteurs, aujourd’hui les profiteurs organisent les guerres…

Complexe militaire industriel : Corruption bien ordonnée commence par soi-même

Le 10 octobre dernier, le journal The Telegraph nous apprenait – sans grande surprise, d’ailleurs – que l’ancien Premier ministre britannique Boris Johnson avait reçu un million de livres sterling (GBP) de la part de Christopher Harborne, un industriel de l’armement bien connu au Royaume-Uni. Et cela en lien avec la guerre en Ukraine. L’article, très bien documenté, est fondé sur les « Boris files », des dossiers fuités en provenance du cabinet privé de Boris Johnson lui-même, et il précise que la somme en question « est considérée comme la plus grande donation jamais faite à un membre individuel du Parlement[1] ».

Souvenons-nous : en avril 2022, quelques semaines à peine après le début de l’intervention militaire russe en Ukraine, un accord de paix était négocié à Istanbul entre les envoyés de Kiev et de Moscou. Le document de 17 pages intitulé « Traité sur la neutralité permanente et les garanties de sécurité de l'Ukraine » et daté du 15 avril était prêt à être signé. Davyd Arakhamia, le chef de la délégation ukrainienne l’avait paraphé pour indiquer son accord. Pourtant, dans les jours suivants la position ukrainienne se durcit jusqu’à la dénonciation du projet et l'abandon des pourparlers le 2 mai.

On sait aujourd’hui que des pressions occidentales poussèrent Volodymyr Zelensky à ce revirement. L’un des événements déclencheurs fut une visite de Boris Johnson à Kiev, le 9 avril. Le Premier ministre échevelé insista auprès du président ukrainien pour qu’il arrête les négociations en lui promettant tout le soutien occidental nécessaire, militaire et financier, et surtout l’effondrement rapide de la Russie dès que les sanctions commenceraient à faire leur effet, mantra obligé que les politiciens atlantistes répétaient à l’envi. Alla-t-il jusqu’à lui faire miroiter la perspective de chars ukrainiens défilant à Moscou ? Quand on connaît l’exubérance de l’intéressé, ce ne serait pas surprenant.

Boris Johnson quitta le 10 Downing Street cinq mois plus tard, le 6 septembre 2022, et redevint un simple député. Dans les jours suivants, une société privée qu’il avait fondée, The Office of Boris Johnson Ltd., fut créditée d’un million GBP. Le donateur, Christopher Harborne, souvent qualifié de « milliardaire fantôme », est un investisseur thaïlando-britannique âgé de 50 ans, connu pour sa discrétion extrême. Héritier d'une fortune bâtie dans l'immobilier et les investissements, il est le principal actionnaire de QinetiQ, un géant britannique de la défense qui développe des drones, des robots et des technologies militaires avancées. En janvier 2023, QinetiQ obtint un contrat gouvernemental de 80 millions GBP, entre autres pour fournir des équipements à l’Ukraine, en particulier des drones comme le Banshee Jet 80+, modifiés en drones kamikaze à longue portée, livrés dès mai 2023. Cette année-là, l'entreprise engrangea quelque 800 millions GBP de nouvelles commandes globales, dont plusieurs liées à l'Ukraine.

En septembre 2023, Boris Johnson et son bienfaiteur effectuèrent un voyage à Kiev pour rencontrer les principaux responsables politiques et militaires ukrainiens. Pour l’occasion, Harborne était présenté comme « conseiller du Cabinet de Boris Johnson ». L’une des étapes du voyage, nous apprend The Telegraph, était une « réunion à huis clos au centre de R&D militaire technologique », domaine directement lié aux investissements de QinetiQ. L’auteur de l’article se garde bien d’affirmer, faute de preuve formelle, que la donation était destinée à pousser Johnson à agir en faveur de la prolongation de la guerre en Ukraine au profit des intérêts financiers de Harborne, mais le « faisceau d’indices concordants » semble suffisant.

En réalité, que le Struwwelpeter britannique ait monnayé son entregent auprès des dirigeants ukrainiens au profit de Harborne n’est pas surprenant. De même, qu’il ait poussé à la signature du contrat gouvernemental avec QinetiQ semble évident. En revanche, s’il a contribué au prolongement de la guerre en Ukraine, ce n’est certainement pas en raison de la donation de l’homme d’affaires : presque tous les politiciens du monde occidental et l’ensemble des profiteurs de guerre allaient dans le même sens. Dans les plans des néoconservateurs étatsuniens et européens, il était écrit noir sur blanc que l’Ukraine devait servir de bélier pour affaiblir et même détruire la Russie (voir notre article). Mais il n’était pas dit – même si ce n’était qu’un secret de Polichinelle – que le pays le plus corrompu d’Europe (selon la Banque mondiale) était mis pratiquement sous coupe réglée, depuis 2014, par des intérêts occidentaux publics, mais surtout privés. Et la corruption des élites n’était jamais très loin.

Ainsi, le 7 octobre 2025, le Washington Times publiait un article qui commençait ainsi : « Un document de la CIA récemment publié a révélé que le vice-président Joseph R. Biden a cherché à supprimer un rapport de renseignement de 2016 dans lequel des responsables du gouvernement ukrainien "réfléchissaient" aux liens de sa famille avec des "pratiques commerciales corrompues en Ukraine". »

Le document en question était fondé sur des renseignements recueillis en décembre 2015 concernant les liens de corruption de Hunter Biden, le fils du vice-président, avec Burisma Holdings, une société ukrainienne spécialisée dans les hydrocarbures. Jusqu’à la fin de son mandat présidentiel, Joe Biden s’est efforcé de couvrir les agissements de son fils et, le 1er décembre 2024, quelques semaines avant de quitter la Maison Blanche, il lui a accordé une grâce présidentielle couvrant tous les délits et crimes fédéraux qu’il aurait commis depuis 2014, notamment en relation avec Burisma.

Le rapport de la CIA fait suite à la publication, le 17 septembre, par le sénateur Chuck Grassley, de formulaires du FBI mentionnant des témoignages qui renforçaient les allégations déjà formulées concernant Hunter Biden : Burisma l’aurait embauché pour se protéger « via son père » des problèmes concernant les schémas de blanchiment mis en place[2].

Dans l’atmosphère délétère du Washington des années Biden, la presque totalité de la presse dite « sérieuse » – c’est-à-dire influencée par le parti démocrate – prétendait que l’affaire Burisma était une opération d’influence russe. En réalité, très peu de personnes doutaient de sa réalité. Et cela d’autant plus que le principal intéressé, Joe Biden lui-même, ne prenait même pas la peine de dissimuler ses interventions auprès des autorités ukrainiennes pour couvrir l’affaire. Il en tirait même une certaine gloriole. Ainsi, en 2019, dans notre ouvrage L’Ukraine, une histoire entre deux destins, nous écrivions :

« L’affaire se corsa quelque temps plus tard. Joe Biden était descendu de charge après l’élection de Donald Trump lorsque, en janvier 2018 à Washington, il commit une indiscrétion fâcheuse devant les caméras et l’auditoire d’une réunion du Council on Foreign Relations, un think tank non partisan. Il ne résista pas à la tentation de se vanter d’avoir, en mars 2016, en sa qualité de vice-président, fait limoger le procureur général d’Ukraine, Viktor Chokine : pour y parvenir, il avait menacé le président Porochenko de faire retirer la garantie américaine pour un prêt d’un milliard de dollars destiné à stabiliser l’économie.

Selon les propres termes de Biden : "Je les ai regardés et j’ai dit : Je m’en vais dans six heures. Si le procureur n’est pas viré, vous n’aurez pas l’argent. Eh bien, fils de pute, il s’est fait virer." »

On se doute que le principal tort du procureur général Chokine était d’avoir ouvert une enquête sur la société Burisma…

Vu de loin, le plus surprenant de cette affaire n’est ni la corruption du fils Biden, ni la volonté de son père de le couvrir, ni même l’ingérence manifeste de Washington dans les affaires intérieures ukrainiennes – le vice-président se comporte ici comme un proconsul romain dans une province conquise. Non, le plus étonnant est que deux agences fédérales au moins, le FBI et la CIA, ont volontairement couvert les turpitudes des Biden avec, en plus, le soutien d’une presse prétendue « d’investigation » qui a contribué à étouffer l’affaire.

EisenhowerEn réalité, il s’agit là de la preuve la plus éclatante que le système assiste et protège ceux qui le soutiennent tant qu’ils le servent, quitte à les laisser tomber lorsqu’ils n’ont plus d’utilité. Le système ? Il s’agit de la collusion, dénoncée en son temps par le président Dwight Eisenhower, entre l'armée, l'industrie de l'armement et les responsables politiques. Dans son Farewell Address, le 17 janvier 1961, trois jours avant l’investiture de son successeur, John Kennedy, Eisenhower avertissait les États-Unis que cette alliance, motivée par des intérêts économiques et stratégiques, pouvait menacer les libertés démocratiques et orienter les politiques nationales vers des priorités militaristes au détriment des besoins civils. Il affirmait : « Le potentiel pour une montée désastreuse d'un pouvoir mal placé existe et persistera. »

À l’origine, ce n’était pas seulement le « military-industrial complex » qu'il voulait pointer du doigt, mais un ensemble plus vaste : le « military-industrial-congressional complex ». Il y avait renoncé, après réflexion, en pensant que seuls les membres du Congrès des États-Unis pouvaient infléchir la trajectoire qu’il dénonçait et qu’il était inutile de se les mettre à dos. Mais Eisenhower n’imaginait sans doute pas que cette collusion s’étendrait avec le temps au gouvernement, aux agences fédérales et à la presse.

Ce système est sans doute l’exemple le plus achevé de mouvement perpétuel : le congrès fixé un budget de la défense démesuré (actuellement quelque 1 000 milliards USD) pour financer les forces armées, la production d’armes et équipements, et les projets de R&D préparés par les industriels de l’armement (Lockheed Martin, RTX-Raytheon, Northrop Grumman, General Dynamics, Boeing, etc.). Ces sommes considérables ont contribué à faire la richesse de fonds d'investissement dominants, comme Vanguard et BlackRock, qui possèdent des investissements massifs dans les grandes industries de défense. Rien que ces deux géants, qui gèrent des milliards de milliards d'actifs, sont les principaux actionnaires de la plupart des conglomérats médiatiques (Comcast, Disney, Warner Bros. Discovery, etc.), contrôlant chaînes d’information et titres de la presse écrite. Ainsi, BlackRock détient des parts dans Lockheed Martin et Boeing tout en influençant les médias via ses votes d'actionnaire. Cela représente une oligarchie financière où les mêmes entités profitent des médias et des guerres. Les profits engrangés sont abondamment distribués aux membres du Congrès (officiellement pour leurs campagnes) et à d’autres personnalités d’influence pour faire approuver de nouveaux projets militaires via une augmentation du budget de la défense qui relance encore la machine de l’enrichissement collectif.

Nancy Pelosi, ancien Speaker de la Chambre des représentants, est un exemple quasi caricatural du système. En 38 ans de mandat (1987-2025), avec un salaire de 174 000 USD annuels (223 500 USD lorsqu’elle présidait la Chambre), elle a accumulé une fortune de 240 à 260 millions USD. Peut-être avait-elle un énorme talent en matière de placements financiers, mais tout de même ! Il est vrai qu’avec un peu d’aide de quelques amis et initiés en bourse, tout devient possible.

Quant à la manière pour l’industrie de défense de financer tout ce joli monde, la meilleure explication est fournie par une réplique du film Independence Day où un personnage s’écrie : « Vous ne pensez tout de même pas qu’ils [les industriels de la défense] dépensent réellement dix mille dollars pour un marteau et trente mille pour une lunette de toilette, n’est-ce pas[3] ? »

De tout temps, les profiteurs ont accourru de toutes parts lorsque les guerres éclataient. Mais, au cours des dernières décennies, c’est peut-être la première fois dans l’histoire que des conflits ont été sciemment provoqués aux quatre coins de la planète pour nourrir les appétits grandissants du complexe militaro-industriel étatsunien.

 

 

[1] “What is thought to be the largest donation ever to an individual MP”.

[2] Sur les tenants et les aboutissants de l’affaire Hunter/Burisma The Federalist a publié un article assez complet le 17 septembre 2025 : “FBI sources alleged Biden stopped Burisma investigation to protect the interests of Hunter”.

[3] “You didn't think they actually spent ten thousand dollars for a hammer and thirty thousand for a toilet seat, did you?”

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique