Retour à la raison ?
Un coup de fil de 90 minutes pour aligner les positions

Retour à la raison ?

Il est fort possible que l’on retienne la date du 12 février 2025 comme le jour où les relations entre les États-Unis et la Russie sont revenues à la raison après des années de délire belliciste poussé par les néoconservateurs américains. Dans un mouvement inattendu autant qu’inespéré, le président Donald Trump a provoqué un véritable cataclysme diplomatique en mettant brutalement fin à une politique transpartisane qui, de Bill Clinton à Joe Biden, a conduit le monde au seuil d’une guerre mondiale.

La conversation téléphonique de 90 minutes entre le président Trump et son homologue russe Vladimir Poutine est susceptible d’engager un quadruple processus : la fin du conflit en Ukraine, une redéfinition des relations internationales, la mise en place d’une nouvelle structure de sécurité pour l’hémisphère nord et la relance du dialogue stratégique russo-américain (sans doute élargi à la Chine et, peut-être, à l’Inde).

En réalité, le président américain vient implicitement d’accepter l’essentiel du plan de désescalade proposé par la Russie avant le début des hostilités, en décembre 2021 et en janvier 2022 (et dédaigneusement rejeté par l’administration Biden). L’essentiel, non négociable, était la neutralité de l’Ukraine et le retrait des forces de l’OTAN de son territoire. Avant la conversation du 12 février, le président Trump avait déclaré à plusieurs reprises que s’il avait été au pouvoir en 2021 la guerre n’aurait pas eu lieu.

C’est exactement ce que le secrétaire à la Défense Pete Hegseth a annoncé, également le 12 février, dans ses remarques devant ses homologues du Groupe de Contact sur la défense de l’Ukraine à Bruxelles. Les arguments avancés sont sans ambiguïté :

  • Le retour aux frontières de 2014 de l'Ukraine est un objectif irréaliste.
  • Une paix durable doit inclure des garanties de sécurité solides.
  • L'Ukraine ne pourra pas adhérer à l'OTAN.
  • Si des troupes européennes étaient déployées en Ukraine, ce ne serait pas sous mandat de l’OTAN (donc sans la protection de l'Article 5).
  • Pas de troupes américaines sur le terrain.
  • Ce sera à l’Europe d'assumer la totalité du soutien militaire et financier à l'Ukraine.

Il convient de noter que l’annonce à Bruxelles de ce désengagement radical américain est intervenue sensiblement au moment où les présidents Trump et Poutine parlaient au téléphone. Cela signifie que, compte tenu des délais de mise au point et de rédaction, le texte de Pete Hegseth a été rédigé avant la conversation entre les deux chefs d’État. Il est vraisemblable que la date et l’heure de cette dernière ont été prévues pour coïncider avec la réunion de Bruxelles et que cela s’est fait avec l’assentiment de Moscou lors de contacts précédents. Peut-être lors d’une précédente conversation téléphonique entre les deux présidents que Donald Trump avait évoquée dans une interview au New York Post, le 8 février, mais que le Kremlin n’avait ni confirmée ni démentie.

En tout cas, autre point important, le locataire de la Maison Blanche a désigné une équipe pour mener les futures négociations : Marco Rubio (secrétaire d'État), John Ratcliffe (directeur de la CIA), Michael Waltz (conseiller à la Sécurité nationale) et Steve Witkoff (ambassadeur et envoyé spécial). Un nom important manque à l’appel : celui du général Keith Kellogg, censé être l’envoyé spécial de Donald Trump pour la Russie et l’Ukraine. Selon certaines sources, il aurait été mis sur la touche à la suite de la révélation que sa fille dirige une ONG impliquée dans le transfert de mercenaires blessés hors d’Ukraine. Mais on peut avancer une autre raison : Kellogg était censé présenter un « plan de paix » pour l’Ukraine à la Conférence de Munich du 14 au 16 février prochains. Or, ce plan reflétait une position occidentale directement inspirée de la position des néoconservateurs et s’articulait en trois points : 1) le gel du conflit sur les lignes actuelles, 2) l'adhésion de l’Ukraine à l'OTAN repoussée à plus tard, 3) le déploiement de troupes européennes.

Évidemment, comme le disaient depuis des semaines les dirigeants russes, aucun de ces trois points n’était acceptable par Moscou. Cette position ne tenait pas compte de la nature du conflit, ni de ses causes initiales (qui avaient pourtant été correctement évaluées par le président Trump lui-même dans d’autres interventions, notamment le rôle des États-Unis et de l’OTAN avant le conflit), ni des objectifs russes, ni des rapports de force sur le terrain.

Pour les États-Unis, le seul moyen de débloquer la situation et d’engager des négociations réelles était de sortir de la logique néoconservatrice précédente (gelons le conflit maintenant pour le reprendre ensuite) pour adopter une position acceptable par le Kremlin : fin de l'expansion de l'OTAN et nécessité d'un nouvel équilibre de sécurité en Europe. Si, aux États-Unis, certains analystes estiment que Donald Trump dicte les règles du jeu, il semble en réalité que Vladimir Poutine a su imposer ses termes de négociation.

Pour l'Ukraine et Volodymyr Zelensky, la désillusion est totale. La promesse de soutien indéfectible de l'administration Biden – « as long as it takes » – est désormais caduque. Sans le soutien militaire et financier massif des États-Unis, Kiev risque de se retrouver dans une position encore plus précaire face à l'armée russe.

Quant à l'Europe, elle se retrouve virtuellement hors-jeu. Certes, elle est chargée in absentia du soutien de l’Ukraine mais, en dépit des rodomontades et positions maximalistes affichées par Kaja Kallas, la Haute Représentante de l'UE pour les Affaires Étrangères et la Politique de Sécurité, et des protestations de solidarité de la France et de l’Allemagne, sans oublier le Royaume-Uni, les Européens, privées du soutien des États-Unis, n’ont pas les moyens de s’opposer vraiment à la Russie et, faute d’une industrie crédible, ils n’ont pas non plus la possibilité de réarmer, du moins dans un avenir prévisible, avant la fin des négociations et d’un accord global de paix. Comme les célèbres carabiniers de Jacques Offenbach, les troupes européennes éventuelles arriveraient longtemps après la fin de la bataille et, peut-être, dans un monde radicalement différent.

 

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique