Occident et guerre en Ukraine : La dérive des illusions
Le général Ben "ATACMS" Hodges : pour gagner la guerre, bombarder la Crimée...

Occident et guerre en Ukraine : La dérive des illusions

On se souvient des rodomontades télévisuelles de Bruno Le Maire, à l’époque ministre français des Finances : l’Ouest allait « provoquer l’effondrement de l’économie russe » grâce aux sanctions « d’une efficacité redoutable » ! C’était le 1er mars 2022, cinq jours à peine après l’entrée des troupes russes en Ukraine. Deux ans et cinq mois plus tard, le 24 juillet dernier, huit autres ministres européens des Finances[1] ont repris la même antienne dans un texte commun écrit pour le journal britannique The Guardian.

Le titre dit tout sur son contenu : « Russia is lying about its economic strength: sanctions are working » (« La Russie ment sur sa force économique : les sanctions fonctionnent »). Les auteurs dénoncent le « faux récit » poussé par le Kremlin sur la force de l’économie russe et le manque d’efficacité des sanctions occidentales. Pour eux, c’est tout le contraire : l'économie se détériore et les sanctions portent leurs fruits. Évidemment, ils passent sous silence le fait que le prétendu « faux récit » russe est également celui des institutions financières internationales : en avril dernier, le FMI anticipait pour la Russie une croissance de 3,2 % (contre 2,7 % pour les États-Unis et 0,7 % pour la France).

Certes, les huit ministres – un peu plus prudents que, naguère, leur collègue Le Maire – tiennent compte de cette hausse du PIB, mais ils expliquent que l’économie russe, de plus en plus orientée vers l'industrie de guerre, est poussée par des mesures de relance budgétaire non durables. Ils affirment que le Kremlin suit une stratégie à court terme qui menace la stabilité économique à long terme. Selon leur analyse, le plein-emploi, l’augmentation des salaires et les tensions qu’ils engendrent entraînent une inflation galopante qui pourrait devenir hors de contrôle. Pour financer la guerre, la Russie pourrait recourir au financement monétaire, ce qui aggraverait l'inflation et épuiserait les réserves, alors que les sanctions réduiraient les recettes d'exportation. Comme on le voit, le conditionnel vient au secours d’un narratif sur la faiblesse de la Russie que les pays occidentaux soutiennent sans succès depuis bien avant 2022.

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de dire que l’économie russe ne traverse pas une zone de turbulences, justement à cause des tensions sur l’emploi et les salaires. Mais les autorités russes en sont conscientes et prennent les mesures qu’elles jugent nécessaires pour éviter le scénario catastrophe évoqué dans le texte. Ainsi, le 26 juillet, la Banque centrale a relevé son taux directeur de deux points (de 16 à 18 %) de manière à enrayer l’inflation (8,6 % en juin sur un an).

En réalité, la situation n’est pas aussi noire que la décrivent les ministres européens. De nombreux spécialistes pointent des éléments positifs. Dans un article du 28 juillet, le professeur Oliver Boyd-Barrett en note deux : « un taux d’endettement par rapport au PIB extraordinairement bas de 0,5 % (ce qui indique que les dépenses publiques sont en fait bien maîtrisées) et une croissance annuelle globale du PIB de plus de 3 % ». De son côté, le Financial Times constate « l’étonnant boom des dépenses de consommation en Russie » (Russia’s surprising consumer spending boom), ce qui est une bonne nouvelle, même si le journal signale – comment pourrait-il en être autrement ? – le risque de surchauffe de l’économie.

Il est inutile de multiplier les contre-exemples. L’article des ministres européens participe d’un narratif occidental destiné à maintenir l’illusion que l’Ukraine peut gagner, non pas seulement par les armes mais grâce à l’effondrement de l’économie russe : en gros, la stratégie dévoilée par Le Maire en son temps et qui a donné les résultats mirifiques que l’on connaît. D’ailleurs, la conclusion des auteurs est que, pour affaiblir la Russie et soutenir Kiev, l'Occident doit améliorer l'application des sanctions et renforcer le soutien militaire à l'Ukraine.

Pendant ce temps, l’économie des principaux pays européens, comme on le sait, se porte à merveille : au lieu de signer des articles pour dénoncer les pailles chez les autres, le ministre polonais Domański serait mieux inspiré de s’occuper de l’état de ses propres poutres : n’oublions pas que la Pologne vient d’être placée par la Commission européenne en procédure de déficit excessif, avec six autres pays de l’UE dont évidemment, la France. Nous ne nous étendrons pas ici sur l’état catastrophique de l’économie française. Précisons toutefois que l’autre « locomotive » de l’Union, l’Allemagne, n’est pas précisément en pleine forme : « L’économie allemande s’enfonce dans la crise : au deuxième trimestre, l’activité de la première économie européenne a reflué plus fortement que prévu », titrait le journal Le Monde, le 31 juillet dernier. Responsable du marasme : le prix excessif de l’énergie.

La situation de l’Occident en général et de la plupart des pays européens en particulier pourrait être résumée par le titre donné en Espagne à Miracle on 34th street, le célèbre film de George Seaton (1947) : De ilusión también se vive (« On vit aussi d’illusion »).

Le problème est que l’illusion dont se nourrissent les Occidentaux entraîne une politique irresponsable et criminelle à l'égard de l'Ukraine, donnant de faux espoirs à Kiev et prolongeant une guerre que l’on sait désormais perdue, même si l’OTAN mettait toutes ses forces dans la balance. Et cela quelles que soient les affirmations bravaches d’un certain nombre de généraux étatsuniens à la retraite, comme Ben Hodges ou David Petraeus (dont on ne sait s’ils sont inspirés par la bêtise ou les chèques de Raytheon et consorts), et des analyses déconnectées d’« experts » qui semblent vivre dans un monde de jeux vidéo où l’on peut impunément recommencer la même partie. L’offensive de 2023 a échoué ? Qu’à cela ne tienne, armons l’armée ukrainienne pour qu’elle recommence en 2025, ou 2026, ou plus tard encore. Car évidemment, pendant ce temps, l’armée russe va attendre, l’arme au pied, sans rien faire. Il suffit de « geler » le conflit, n’est-ce pas ? Comme en 2015 avec l’accord de Minsk 2.

Et comble de la bêtise, les dirigeants de l’alliance, comme le matador agitant sa muleta sous le nez du taureau, continuent d’affirmer que l'Ukraine est sur une « voie irréversible » vers l'adhésion à l’OTAN. Pourtant, ils savent bien que la neutralité de l’Ukraine est une condition sine qua non pour la Russie qui a engagé son opération militaire spéciale justement à cause de cela. Les négociations russo-ukrainiennes manquées de mars-avril 2022 à Istanbul l’ont bien montré : en dehors de ce point, toutes les considérations territoriales étaient négociables. Mais les Étatsuniens et les Britanniques voulaient, eux, l’effondrement de « la Russie de Poutine ».

En tout cas, tant que l’adhésion de l’Ukraine sera dans la balance, la Russie n’aura aucune raison de mettre un terme aux combats. Quant à l’idée que l'OTAN pourrait offrir une victoire à l'Ukraine, ou en obtenir une plus tard, que ce soit par un engagement militaire ou un soutien intensifié, ce ne sont que des paroles en l’air qui ne peuvent que différer la recherche d’une solution en encourageant les dirigeants ukrainiens les plus extrémistes à repousser la prise de conscience de leur situation désastreuse.

Notons toutefois une petite lueur d’espoir : le mot « négociations » qui était banni du vocabulaire ukrainien sauf en cas de retrait total et inconditionnel de la Russie, revient de plus en plus dans le discours officiel kiévien. Or, il est clair que les dirigeants russes ne veulent négocier – ils l’ont affirmé à de nombreuses reprises – qu’à partir de la réalité sur le terrain et pour obtenir un règlement durable. Même après les élections de novembre aux États-Unis, les Occidentaux seront-ils prêts à garantir cela ?

 

 

[1] Stephanie Lose (Danemark), Mart Võrklaev (Estonie), Riikka Purra (Finlande), Arvils Ašeradens (Lettonie), Gintarė Skaistė (Lituanie), Eelco Heinen (Pays-Bas), Andrzej Domański (Pologne) et Elisabeth Svantesson (Suède).

 

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique