Guerre en Ukraine : Un « proconsul » de l’OTAN à Kiev ?
L'ombre de Donald Trump sur le prochain sommet de l'OTAN...

Guerre en Ukraine : Un « proconsul » de l’OTAN à Kiev ?

Est-il si difficile de comprendre le sens de « guerre d’attrition » ? On serait tenté de le croire tellement les experts de tout poil et même certains généraux des plateaux de télévision paraissent ignorer qu’il s’agit d’une guerre dont le but n’est pas de gagner du terrain mais d’épuiser les forces et les réserves de l’adversaire, avec patience et détermination en économisant ses propres forces, quel que soit le temps que cela prend.

La clarté de la définition n’empêche pas les commentateurs de s’étendre et de gloser sur les prétendues difficultés des Russes qui ne parviendraient pas à gagner du terrain, ou alors très peu, illustrant ainsi le sempiternel narratif sur la faiblesse de la « Russie de Poutine » qui serait sur le point de s’effondrer. Évidemment, cela laisse entendre – « Rêves, rêves, où est votre douceur » – que les forces ukrainiennes seraient en position de lancer des contre-offensives victorieuses pour peu qu’on donne à Kiev encore un peu de matériel et d’argent…

Le plus curieux est que ces illusions – absurdes si l’on considère la situation sur le terrain et la corrélation des forces entre les belligérants – ne sont pas limitées au verbiage de prétendus spécialistes omniscients capables de disserter avec la même assurance sur la guerre en Ukraine ou à Gaza et sur les méandres de la politique française. Elles s’étendent, hélas ! aux « princes », souvent autoproclamés, qui nous gouvernent.

Un article du Wall Street Journal daté du 2 juillet nous apprend que, lors du prochain sommet de l’OTAN, du 9 au 11 juillet à Washington, les membres de l’Alliance vont chercher à pérenniser l’aide à Kiev pour les prochaines années – on parle de 40 milliards USD annuels – de manière à la sécuriser contre d’éventuelles menaces provoquées par le retour de Donald Trump à la Maison Blanche (s’il était élu en novembre) ou la montée de la droite européenne. Les mesures prévues visent à renforcer la possibilité pour l’Ukraine de rejoindre l’alliance sans lui proposer formellement d’y adhérer.

L’OTAN compte établir un nouveau commandement à Wiesbaden, en Allemagne, pour coordonner la fourniture des équipements militaires à Kiev et la formation des troupes ukrainiennes. Appelé « Assistance et formation à la sécurité de l’OTAN pour l’Ukraine », ce commandement sera composé de près de sept cents personnes en provenance des États-Unis et d’autres membres de l’alliance. Il prendra en charge l’essentiel de la mission menée par l’armée étatsunienne depuis le début de la guerre, en février 2022. « L’OTAN, plutôt que Washington, sera chargée de la gestion de la formation et de l’assistance. Donc, même si les États-Unis réduisent ou retirent leur soutien à l’effort, il ne sera pas éliminé », a déclaré au WSJ Ivo Daalder, ancien ambassadeur des États-Unis auprès de l’OTAN de 2009 à 2013. Comme le précisait, de son côté le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, le mois dernier à Bruxelles, ces changements placeraient le soutien de l’alliance à l’Ukraine « sur une base plus solide pour les années à venir ».

Ainsi, deux possibilités : soit les dirigeants et les services occidentaux s’illusionnent sur les capacités de l’Ukraine à tenir encore longtemps ; soit ils envisagent de se substituer à elle sur le terrain en espérant que les troupes de l’OTAN puissent soutenir la guerre d’attrition « as long as it takes » et en obtenant de meilleurs résultats que leurs alliés kiéviens. Il est probable que la vérité est un mélange des deux éventualités.

En complément des mesures prévues, l’OTAN compte stationner un haut responsable civil à Kiev dont la tâche, toujours selon le WSJ, sera de « se concentrer sur les besoins à long terme de l’Ukraine en matière de modernisation militaire et de soutien non militaire, en liaison avec le commandement prévu à Wiesbaden et le siège de l’OTAN à Bruxelles ». Évidemment, cette description sommaire ne couvre pas la réalité de ses fonctions.

Le 12 février dernier, le quotidien russe Kommersant publiait un article intitulé « Washington et Londres veulent nommer un envoyé spécial en Ukraine ». Il précisait que, selon Sergueï Narychkine, le directeur du Service de Renseignement extérieur (SVR) de Russie, l’Occident envisageait de créer un poste d’envoyé spécial pour l’Ukraine avec un accès permanent au président du pays, Volodymyr Zelensky. Cet « envoyé spécial » serait informé de tous les projets du gouvernement kiévien. Il aurait également le droit de bloquer les démarches des dirigeants ukrainiens qui ne seraient pas coordonnées avec l’OTAN, en proposant à la place des décisions correctes, du point de vue de Washington et de ses alliés.

Ainsi, ce « haut responsable civil » qui serait nommé à l’issue du sommet de Washington jouerait le rôle d’une sorte de « proconsul », comme à l’époque des Romains. Il sera chargé par l’empire de gouverner une province, en l’occurrence l’Ukraine, qui n’a plus vraiment de gouvernement légal depuis la fin du mandat de Zelensky, le 21 mai dernier. Ainsi, le pouvoir de ce dernier – ou de tout autre responsable que Washington voudra bien nommer pour le remplacer – sera assuré par la volonté non du peuple, mais des Occidentaux. L’article de Kommersant citait Jens Stoltenberg comme une personnalité capable d’assurer le poste. Avec son départ du secrétariat général de l’OTAN et son remplacement par le néerlandais Mark Rutte, l’hypothèse devient vraisemblable.

Plutôt qu’avec l’antiquité romaine, une autre analogie devient encore plus pertinente. Pendant la période soviétique, il était de règle de placer une personnalité autochtone au poste de premier secrétaire du parti de chaque république fédérée : un Ukrainien en Ukraine, un Géorgien en Géorgie, un Estonien en Estonie, etc. Mais il était toujours assisté, au poste de deuxième secrétaire (chargé de l’idéologie) par un cadre en qui le Comité central et le Bureau politique du PCUS avaient toute confiance, indépendamment de sa nationalité. Évidemment, c’était lui qui imposait, au nom du parti, les décisions importantes.

 

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique