Occident : la solidarité des lemmings
Au G7, Giorgia Meloni rattrape Joe Biden, le sempiternel égaré

Occident : la solidarité des lemmings

Comment les dirigeants occidentaux sont-ils tombés si bas ? La séquence est pathétique. Elle se déroule lors du sommet du G7 en Italie, dans les Pouilles, du 13 au 15 juin. À un moment, les chefs d’État ou de gouvernement des pays qui étaient naguère les plus industrialisés de la planète sont rassemblés en plein air pour assister au saut de huit parachutistes portant chacun l’un des sept drapeaux nationaux. Plus, bien sûr, celui de l’Union européenne dont la représentante, sans légitimité particulière, s’incruste à tous les sommets.

Ursula von der Leyen, donc, ainsi que les présidents Biden et Macron, les Premiers ministres Kishida, Meloni, Scholz, Sunak et Trudeau contemplent la prestation des militaires italiens lorsque l’impensable se produit. Enfin… ce qui aurait été impensable il y a quelques années et qui est devenu horriblement banal. Soudain, l’air perdu dans une conversation intérieure, le président Joe « lost in translation » Biden tourne le dos au groupe pour s’éloigner vers nulle part à petits pas hésitants. Giorgia Meloni, anticipant la catastrophe, se dépêche d’aller récupérer le vagabond, l’air de rien, à petits pas chassés. Emmanuel Macron et Rishi Sunak se rapprochent également, tandis que Fumio Kishida, débordant Biden par la gauche, replace le « leader du monde libre » au milieu de ses pairs (voir la vidéo). Ouf ! la solidarité occidentale a évité de justesse à grandpa Biden un nouvel embarras.

Cet épisode affligeant ne manque pas d’évoquer, pour ceux qui ont un recul suffisant, la fin du règne de Leonid Brejnev, le secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, qui souffrait lui aussi des troubles de l’âge. Au tout début des années 1980, les Occidentaux riaient à gorge déployée de ce dirigeant cacochyme et à moitié sénile en prétendant qu’il n’y avait que dans une dictature comme l’Union soviétique que l’on pouvait voir ce genre de choses.

Les Soviétiques se moquaient aussi, mais sous cape par la force des choses, de l’état physique et mental du dirigeant suprême – et de ses pairs vieillissants à la tête du parti et de l’État – avec une foultitude d’histoires drôles. Par exemple : « Comment se terminent les réunions du Bureau politique ? – En réanimation ! ».

À l’époque, les grandes rencontres internationales ne se déroulaient pas sous le regard intrusif des caméras : à l’exception de quelques photos officielles soigneusement préparées, rien ne filtrait. Mais on peut facilement imaginer que, dans une situation similaire à celle du G7 en Italie, sous les objectifs indiscrets de la presse internationale et des smartphones des participants, les dirigeants des pays du « camp socialiste », en 1980 ou 1981, se seraient comportés exactement de la même manière : Erich Honecker, Edward Gierek, Todor Jivkov ou encore l’invité d’honneur, Georges Marchais, se seraient précipités, l’air de rien comme Meloni, pour manifester leur solidarité internationaliste et sauver la mise au dirigeant soviétique sénile. Et cela, sans imaginer un seul instant – comment l’auraient-ils pu ? – que, dix ans plus tard, l’Union soviétique et le « camp socialiste » n’existeraient plus et que leurs forces « victorieuses dans l’arène internationale », comme on disait à l’époque, seraient lamentablement tombées dans les oubliettes de l’histoire.

Quatre décennies plus tard, le 15 juin 2024, sept dirigeants occidentaux, après avoir manifesté leur solidarité au vieux président étatsunien, se sont envolés pour la Suisse. Ils se sont retrouvés dans le cadre idyllique du Bürgenstock, qui domine le lac des Quatre-Cantons, pour participer à la Conférence de haut niveau sur la paix en Ukraine organisée par le Conseil fédéral helvète. Sept et non huit, car Joe « four more years » Biden était parti pour la Californie, récolter quelques millions supplémentaires pour sa campagne. Rassurons-nous, les États-Unis étaient tout de même représentés à la conférence par la vice-présidente Kamala « ectoplasme » Harris, en d’autres termes, un grand vide remplaçait le néant.

Nos Magnificent Seven – Emmanuel, Fumio, Giorgia, Justin, Olaf, Rishi et Ursula – ont rejoint une cinquantaine d’autres chefs d’État ou de gouvernement pour manifester leur solidarité et leur soutien à un autre zombie, non pas médical mais politique : Volodymyr Zelensky, qui n’est plus président ukrainien depuis le 21 mai dernier mais qui conserve le titre non par la volonté du peuple mais par la force des baïonnettes et le bienveillant support de ses commanditaires occidentaux.

C’est lui qui a demandé à Viola Amherd, la présidente de la Confédération, d’organiser cette conférence, en écartant la Russie, dans le but initial de faire approuver par la « communauté internationale » le plan de paix ukrainien en dix points de manière à faire pression sur Moscou pour qu’il accepte des conditions chimériques : le retrait total des troupes russes aux frontières de 1991, le changement de régime en Russie et le déferrement de Vladimir Poutine et d’autres responsables russes devant le TPI, le Tribunal pénal international. Face à l’ineptie de la démarche, la partie ukrainienne, en concertation avec les Suisses, finit par adoptèr un programme en trois points, moins déconnecté du réel : sécurité nucléaire, libre navigation en mer Noire et mer d’Azov, et libération de tous les prisonniers et personnes déplacées en Russie.

Sur les quelques 160 États invités, seuls 92 (et huit organisations internationales) acceptèrent de participer aux travaux du Bürgenstock : principalement les États-Unis et leurs alliés, ainsi que les pays que ces derniers pouvaient influencer d’une manière ou d’une autre. Le Brésil et le Saint-Siège s'inscrivirent comme observateurs et annoncèrent à l’avance qu’ils ne seraient pas concernés par le résultat final. La Chine refusa de venir arguant du peu de sérieux d’une prétendue démarche de paix qui écartait l’un des belligérants. De nombreux autres pays d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique firent de même. Certains Occidentaux se démarquèrent en envoyant des délégations de faible importance. Ce fut le cas de l’Australie, représentée par le ministre… du Régime national d’Assurance invalidité et des Services gouvernementaux !

En définitive, la déclaration finale, bien qu’édulcorée, ne fut signée que par 76 pays. Quatorze refusèrent de le faire, notamment les membres des BRICS qui y assistaient (l’Afrique du Sud, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Inde), mais aussi l’Arménie, le Bahreïn, l’Indonésie, l’Irak, la Jordanie, la Libye, la Mauritanie, le Mexique, le Rwanda et la Thaïlande.

Comme le constate le journal en ligne B2 Le quotidien de l’Europe géopolitique, la réunion de Bürgenstock s’est soldée par ce que le rédacteur appelle pudiquement un « semi-échec », pour l’Ukraine comme pour la Suisse. « La Russie confirme en fait qu’elle n’a pas perdu toutes ses cartes diplomatiques. […] Le Kremlin pourrait même paraître conforté finalement. Tout l’inverse de l’objectif voulu au départ. » Et pourquoi un « semi-échec » et pas un échec tout court ? L’article nous répond par un sophisme : « Le seul intérêt de cette réunion aura finalement été de faire revenir le sujet de la paix sur le devant de la table. On ne peut donc parler d’un échec total. » On se console comme on peut.

L’exercice de solidarité occidentale à l’égard de l’Ukraine, dans les montagnes suisses, n’aura servi, en fin de compte, qu’à faire apparaître encore plus nettement la division de la planète : un nombre croissant de pays de ce qu’on appelle le Sud global refuse l’ordre occidental fondé sur des règles à sens unique ou à géométrie variable et vise une nouvelle conception, polycentrique, des rapports internationaux. Et, alors que, jusqu’à dernièrement, ils n’osaient pas manifester ouvertement leurs aspirations, ils les affirment maintenant de plus en plus bruyamment.

Pendant ce temps, les dirigeants des États-Unis, ainsi que leurs alliés européens et asiatiques, insensibles à cette évolution, se réunissent pour s’autocongratuler en manifestant leur solidarité indéfectible. Comme jadis les responsables du « Bloc soviétique », ils semblent incapables d’appréhender les changements planétaires qui se déroulent sous leurs yeux et menacent leur hégémonie.

On prétend que les lemmings, ces petits rongeurs des régions arctiques et subarctiques, se livrent périodiquement à des migrations massives et collectives qui les conduisent à se suicider, par une solidarité macabre, en se jetant du haut des falaises. En réalité, ce n’est qu’un mythe, mais on peut se demander si le comportement qu’on leur prête ne serait pas celui de certaines alliances étatiques sur le déclin.

 

 

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique