4e partie et fin : Le « coup » et ses raisons
Dans les trois précédentes parties de notre série consacrée aux dix ans du début du conflit en Ukraine, nous avons vu pourquoi, contrairement au narratif habituel, il est difficile de qualifier la révolte de l’Euromaïdan de « révolution démocratique ». Mais peut-on la qualifier de « coup d’État » pour autant ?
Deux éléments donnent de claires indications en réponse : 1) Le verdict – contraire aux attentes – prononcé en octobre 2023 par un tribunal de Kiev dans l’affaire des crimes attribués aux forces de l’ordre lors des manifestations de 2014, notamment la centaine de personnes éliminées par des snipers, le 20 février ; et 2) le contenu d’un appel téléphonique fuité entre deux diplomates américains, fin janvier ou début février.
Commençons par la conversation téléphonique. Les États-Unis n’ont pas nié sa véracité tout en accusant les autorités russes d’être à l’origine de l’interception et de la diffusion. La transcription a été publiée par BBC News le 7 février 2014. Les interlocuteurs étaient Victoria Nuland, à l’époque secrétaire d’État adjoint pour les affaires européennes et eurasiennes, et Geoffrey Pyatt alors ambassadeur à Kiev. Le dialogue a eu lieu à une date non déterminée fin janvier ou début de février (donc avant le 7, jour de la publication). Il est resté célèbre pour une interjection dont on a du mal à croire qu’elle ait pu franchir les lèvres d’une personne aussi élégante et distinguée que Mme Nuland : « Fuck the EU! » (« J’emmerde l’UE ! »). La sortie, qui révélait la haute considération dans laquelle l’administration américaine tenait ses alliés, avait provoqué une indignation discrète et fort mesurée à Bruxelles et dans les capitales du vieux continent et, comme lorsque la chancelière Angela Merkel et d’autres dirigeants européens avaient appris que les services américains espionnaient leurs conversations sur des téléphones sécurisés, on était vite passé à autre chose.
Mais l’important du coup de fil Nuland-Pyatt n’était pas cette phrase, pour significative qu’elle fût, mais le contenu du dialogue lui-même, opportunément éclipsé par la polémique dérisoire. En effet, les deux diplomates s’y déclaraient opposés à une collaboration de l’opposition avec le président Viktor Ianoukovitch pour résoudre la crise et s’érigeaient en « faiseurs de roi » en décidant quel politicien devra prendre les rênes : en l’occurrence « Yats », Arseni Iatseniouk qui deviendra effectivement chef du gouvernement après la mise à l’écart de Ianoukovitch. Nuland expliqua à Pyatt qu’il fallait entreprendre les actions nécessaires pour réunir les démocrates autour de « Yats » mais sans permettre aux autres dirigeants de l’opposition, Vitali Klitchko d’OuDar et Oleh Tiahnybok de Svoboda, de participer au futur gouvernement (ce qui fut effectivement le cas). Pour cela, il convenait d’organiser des réunions à « trois plus un » ou « trois plus deux » (les principaux dirigeants de l’opposition plus Pyatt et éventuellement Nuland). Quant au vice-président d’alors, Joe Biden, il était disposé à mettre tout son poids pour encourager dans le bon sens les participants à ces discussions.
Il convient de rappeler que cette conversation eut lieu quelque trois semaines avant le renversement de Ianoukovitch, le 22 février, et qu’il s’agit évidemment de manœuvres d’influence organisées dans le but de modifier la politique d’un pays étranger, ce que les États-Unis condamnent vigoureusement lorsque ce sont d'autres qui le font.
Le point important est que le 25 janvier, pour sortir de la crise, le président avait proposé le poste de Premier ministre à Arseni Iatseniouk qui l’avait refusé. Il s’agit bien de ce même « Yats » que Nuland prévoyait à ce même poste. Dès lors pourquoi refuser à ce moment ce qui était prévu pour plus tard ? Mais simplement parce que ce « plus tard » voulait dire… après le renversement de Ianoukovytch. Le but des Américains n’était pas de mettre à la tête du gouvernement un homme de confiance, mais de se débarrasser du président démocratiquement élu. Élément significatif, les Européens avaient insisté auprès de « Yats » pour qu’il accepte la proposition de Ianoukovytch mais Nuland avait obtenu gain de cause. « Fuck the EU! »
Évidemment, ces faits montrent seulement que les Américains misaient sur le départ du président et pas forcément qu’ils voulaient le renverser. Il faut d’autres éléments pour caractériser un coup d’État. C’est ici qu’entrent en scène les « covert actions » (actions secrètes) que l’universitaire américaine Lindsey O'Rourke a clairement exposées dans l’ouvrage cité dans notre précédent article[1]. Bien entendu, il est difficile de démontrer l’implication des services américains, mais le déroulement des événements va nettement dans ce sens.
Début février, toutes les tentatives du président Ianoukovytch pour former un nouveau gouvernement avaient échoué. Dans la mesure où il n’y avait plus de solution politique à la crise, elle ne pouvait se résoudre que par la violence, selon le principe révolutionnaire « provocation-répression-mobilisation » : des groupes d’activistes recourent à des actions violentes pour provoquer les forces de l’ordre et prennent appui sur la répression et ses excès, réels ou exagérés, pour inciter leurs partisans à se mobiliser pour riposter, lançant ainsi un cycle de violence révolutionnaire.
Le 18 février, les extrémistes de Pravyï Sektor prirent l’initiative d’une « offensive de paix » qui se traduisit par des attaques contre les forces de l’ordre devant le Parlement. Les unités antiémeutes réagirent violemment. Les affrontements se poursuivirent le lendemain, faisant en tout vingt-huit morts, dont dix policiers. Des négociations entre le pouvoir et l’opposition aboutirent à une trêve que Pravyï Sektor refusa.
Le 20 février, la situation s’envenima encore. La police avait la liberté d’utiliser leurs armes à balles réelles. Des snipers indéterminés tirèrent sur la foule, mais aussi sur les forces de l’ordre faisant une centaine de victimes. L’origine de ces mystérieux tireurs resta longtemps indéterminée. Pour l’opposition et une grande majorité des médias occidentaux, il ne faisait guère de doute que les coupables étaient des membres des forces de l’ordre, voire des spetsnaz russes dépêchés par Moscou pour « soutenir » Ianoukovitch. Quelques jours plus tard, les autopsies des victimes et une conversation téléphonique fuitée soulevèrent des doutes sur l’origine des tirs[2], mais cela ne changea pas le narratif dominant.
L’instruction de l’affaire a pris presque dix ans. Ce n’est que le 18 octobre 2023 que le tribunal du district Sviatochynsky de Kiev a établi que certains manifestants et policiers avaient été tués depuis des bâtiments contrôlés par l’extrême droite (Svoboda et Pravyï Sektor), notamment l’Hôtel Ukraina. Pour une raison pas vraiment mystérieuse, ce jugement imposant (près de 1 500 pages) mais qui va à l’encontre des idées reçues a été passé sous silence par l’ensemble des médias occidentaux. On peut en trouver ici le texte officiel (en ukrainien), mais le professeur Ivan Katchanovski de l’Université d’Ottawa, nous en livre les conclusions dans un article éclairant : il s’agissait bien d’un massacre sous faux drapeau. Précisons que le tribunal du district Sviatochynsky n’est pas sous contrôle russe et que le professeur Katchanovski est d’origine ukrainienne.
Évidemment, au moment des faits, on pensait que le pouvoir était derrière ces assassinats ignobles et cela fit l’effet d’une bombe non seulement dans le pays et à l’étranger, mais aussi à la Verkhovna Rada, où la majorité bascula définitivement : plus de soixante députés de la majorité passèrent à l’opposition et prirent parti contre Ianoukovytch.
Le 21 février, trois médiateurs européens, les ministres des Affaires étrangères d’Allemagne, de France et de Pologne, respectivement Frank-Walter Steinmeier, Laurent Fabius et Radosław Sikorski, ainsi qu’un envoyé russe, Vladimir Loukine, rencontrèrent le président Ianoukovytch et les dirigeants de l’opposition. Un accord en six points fut accepté par les parties et signé. Il prévoyait, entre autres, la mise en place d’un gouvernement de transition dirigé par l’opposition (en l’occurrence « Yats ») et des élections présidentielles anticipées.
Lorsque les négociateurs présentèrent l’accord à la foule du Maïdan, les extrémistes de Pravyï Sektor et des autres formations ultranationalistes le refusèrent, exigeant la démission immédiate de Ianoukovytch et la poursuite de la « révolution nationale » jusqu’à la prise totale du pouvoir. Le lendemain, grâce à une argutie juridique, la Verkhovna Rada démit le président de ses fonctions.
L’accord qui aurait permis de pacifier la situation et de trouver un terrain d’entente pour la suite fut jeté dans les poubelles de l’histoire au grand dam des négociateurs européens qui, pour une raison encore une fois mystérieuse, s’en allèrent sans élever même l’ombre d’une protestation. Comme s’ils s’étaient couchés devant un autre joueur qui avait, lui, les bonnes cartes. « Fuck the EU! »
Ainsi, de quelque manière que l’on voie les choses, c’est bien d’un coup d’État qu’il s’agit. On peut certes considérer que l’implication d’une puissance étrangère, en l’occurrence les États-Unis, n’est pas nécessaire pour expliquer le reversement de Ianoukovytch. Il est possible, bien sûr, qu’une minorité déterminée puisse s’imposer sur d’autres forces plus timorées pour conduire à un changement de régime, comme à Petrograd en novembre 1917. Mais, dans la séquence ukrainienne, il semble difficile de croire que, en quelques semaines, sans une puissante aide extérieure technique et logistique, des groupes disparates d’extrémistes non préparés aient été capables de s’unir et d’imposer leur volonté aux partis traditionnels de l’opposition et à leurs alliés européens. Même Lénine et ses camarades bolcheviques avaient essuyé plusieurs revers face au faible gouvernement provisoire russe avant la prise du Palais d’Hiver.
Évidemment, on ne connaîtra l’éventuelle implication américaine que lorsque les archives seront ouvertes dans 50 ans ou plus. Pourtant, d’anciens officiers de la CIA de haut niveau comme Ray McGovern ou Larry Johnson voient la main des services secrets américains derrière cette suite tragique d’événements qui correspond si bien aux « covert actions » dont les gouvernements successifs à Washington se sont servis au fil du temps pour faire chuter des régimes qui ne leur convenaient pas. Bien que retirés du service actif, ils connaissent les méthodes de leurs anciens collègues et n’imaginent pas une seconde que ce soit par hasard que le résultat final a correspondu aux prévisions de Mme Nuland dans la fameuse conversation téléphonique. Ils jugent également fort suspect que, sans instructions venant de haut, les fondations américaines qui avaient investi des sommes considérables pour « promouvoir la démocratie » en Ukraine se soient parfaitement accommodées des groupuscules bandéristes ouvertement néonazis et qui prônaient la « révolution nationale ».
Des universitaires éminents comme John Mearsheimer, de l’Université de Chicago, ou Jeffrey Sachs, de l’Université Columbia, sont du même avis. Dans un article éclairant de mai 2023, le professeur Sachs explique que loin d’avoir été « non provoquée » (unprovoked) comme le répètent inlassablement les responsables de la Maison Blanche et de l’OTAN, cette guerre est la réponse aux provocations des États-Unis qui mènent depuis trente ans une politique d’extension de l’Alliance atlantique à l’Est, en dépit des promesses bien documentées faites à Mikhaïl Gorbatchev en 1990. Après le groupe de Visegrad, les Pays baltes, la Roumanie et la Bulgarie, l’étape suivante à partir des années 2000 était l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie, ce qui posait à la Russie des risques majeurs de sécurité dénoncés à de nombreuses reprises par Vladimir Poutine depuis son discours de Munich en 2007.
Les raisons du coup d’État de l’Euromaïdan apparaissent ainsi clairement. Fin 2004-début 2005, la « révolution orange » en Ukraine, avait placé au pouvoir Viktor Iouchtchenko, candidat pro-atlantiste bien décidé à faire entrer son pays dans l’OTAN. La situation politique n’avait pas permis au nouveau président d’avancer ce projet et, à partir de 2010, son successeur Viktor Ianoukovitch avait renversé la vapeur, bien décidé à faire entrer dans la Constitution une neutralité qui était prévue depuis la Déclaration de souveraineté de l’Ukraine du 16 juillet 1990. Dans son titre IX, on peut lire : « La RSS d'Ukraine déclare solennellement son intention de devenir à l'avenir un État neutre en permanence, qui ne participe pas à des blocs militaires… »
Il était difficile pour Washington d’accepter cela. Il valait mieux se servir de la crise politique consécutive à la suspension de la signature de l’accord d’association avec l’UE pour provoquer un changement de régime. Quitte à utiliser pour cela des groupes d’extrémistes néonazis. Après tout, ce n’était pas la première fois : après la Seconde Guerre mondiale, ils s’étaient déjà servis d’anciens officiers nazis et de groupes bandéristes (les vrais) pour mener à bien des opérations secrètes derrière le rideau de fer.
[1] Covert Regime Change: America's Secret Cold War, Ithaca : Cornell University Press, 2018.
[2] CNN, 6 mars 2014, « Leaked call raises questions about who was behind sniper attacks in Ukraine » (« Un appel fuité soulève des questions sur qui était derrière les attaques des snipers en Ukraine »).