3e partie : La « technologie » des révolutions de couleur
Les deux premières parties de notre série consacrée aux dix ans du début du conflit en Ukraine nous ont permis de déconstruire le narratif sur lequel repose encore, en Occident, la justification de la « révolution » de l’Euromaïdan : 1) le président Ianoukovytch ne porte pas seul la responsabilité du report de la signature d’accord d’association avec l’UE : l’intransigeance de la Commission européenne y fut pour beaucoup ; et 2) le pouvoir, à Kiev, était légitime, issu du scrutin présidentiel de janvier 2010, « transparent » et « respectueux des normes internationales » selon l’OSCE, et confirmé par les législatives d’octobre 2012.
Dans ces conditions, nous avons vu qu’il était difficile de qualifier de « démocratique » la « révolution » qui reversa le président et son gouvernement. En réalité, les manifestations – sans doute spontanées – qui suivirent l’annonce de l’ajournement de la signature de l’accord d’association furent très vite instrumentalisées par plusieurs groupes d’opposition efficacement soutenus et financés par des « fondations » occidentales de « soutien à la démocratie », une démocratie qui, comme nous l’avons vu, n'était pas menacée.
La stratégie des manifestants qui se rassemblèrent sur la Place de l’indépendance (en ukrainien Майдан Незалежності, d’où le nom de Maïdan : Place) fut exactement la même que celle de leurs prédécesseurs qui, neuf ans plus tôt, réunis au même endroit, obtinrent l’annulation du deuxième tour de l’élection présidentielle de 2004. À l’époque, contrairement aux affirmations d’une propagande habile, les manifestations n’étaient pas spontanées : elles étaient soutenues et financées par des fondations occidentales et répondaient à des mots d’ordre rodés quatre ans plus tôt à Belgrade et l’année précédente à Tbilissi, lors de ce que l’on commença à appeler des « révolutions de couleur »
Revenons en 1999 : lors de la crise du Kosovo, les bombardements de l’OTAN sur la Serbie permirent aux Occidentaux d’instaurer une administration internationale sur la région sécessionniste, mais ne parvinrent pas à chasser du pouvoir, à Belgrade, le président Slobodan Milošević, ce qui était tout de même l’un des buts de la coalition menée par les États-Unis. Là où les bombes avaient échoué, des techniques d’action politique y parvinrent. Accusé de fraude électorale à l’élection présidentielle de septembre 2000, Milošević se vit contraint de se retirer à la suite de manifestations populaires massives auxquelles on donna le nom de « révolution des bulldozers ». Présentées comme spontanées, elles étaient en fait orchestrées par une organisation d’étudiants baptisée Otpor! (Résistance), conseillée techniquement et financée par des fondations américaines de soutien à la démocratie, comme Freedom House et le National Endowment for Democracy (qui bénéficient de généreuses dotations du département d’État américain), mais aussi par l’Open Society de George Soros. Les militants d’Otpor! inaugurèrent ainsi la tactique qui devait fonctionner plus tard dans d’autres capitales : protester contre la fraude électorale, réelle ou supposée ; se servir de la caisse de résonance des médias occidentaux ; convaincre une partie agissante des forces politiques et de la population du pays de se ranger derrière le mouvement et provoquer le changement voulu.
À Tbilissi, en Géorgie, le mouvement étudiant inspiré de son prédécesseur serbe fut Kmara! (« Assez ! »). En 2003, ses militants préparèrent les manifestations « spontanées » contre le président Edouard Chevardnadze avec l’assistance des mêmes fondations occidentales, mais aussi d’Otpor! qui organisa pour eux des séminaires d’entraînement en Serbie[1]. Ce fut la « révolution des roses », qui porta au pouvoir Mikheil Saakachvili, partisan de l’entrée de son pays dans l’OTAN. La faute de son prédécesseur Chevardnadze, un ancien ministre des Affaires étrangères de Mikhaïl Gorbatchev qui était pourtant réputé proche des Occidentaux, était justement de vouloir conserver la neutralité de la Géorgie.
L’année suivante, en 2004, ce fut donc à Kiev, en Ukraine, qu’un mouvement étudiant « citoyen et non violent » se structura et lança la campagne qui lui donna son nom : Pora! (« Il est temps ! »). Selon l’économiste suédois Anders Åslund, Pora! fut « méthodiquement » construit avec l’assistance technique et financière de l’Ouest en bénéficiant de l’appui et de l’expérience de Kmara! et d’Otpor!. Ses effectifs s’élevaient à 30 000 activistes et il était destiné à fonctionner comme une avant-garde révolutionnaire[2]. Il convient de préciser qu’Åslund, membre de l’Atlantic Council, travaillait avec l’Open Society de Soros. Dans son livre de 2009, il se félicitait que, grâce à la « révolution orange » de Kiev, l’Ukraine était devenue une économie de marché et une démocratie. En 2015, dans un autre ouvrage intitulé Ukraine, What Went Wrong and How to Fix It (« Ukraine, qu’est-ce qui n’a pas marché et comment le réparer »), il reconnaissait son excès d’optimisme devant l’ampleur de la catastrophe.
En 2005, à Bichkek au Kirghizistan, le mouvement Kelkel (« Renaissance »), fonctionnant sur le même principe qu’Otpor!, Kmara! et Pora! – et avec les mêmes soutiens occidentaux – prit la tête de la « révolution des tulipes » pour renverser le président Askar Akaïev. L’année suivante, à Minsk, en Biélorussie, la « révolution en jean » menée par le mouvement Zoubr (« Bison »), dans les mêmes conditions que ses quatre prédécesseurs, échoua à renverser le président Alexandre Loukachenko.
À partir de décembre 2013, les manifestations de l’Euromaïdan se déroulèrent selon ce schéma bien rodé. Une seule différence : au lieu de lutter contre la fraude électorale, la protestation concernait le report de l’accord d’association avec l’UE. Tout de suite après l’annonce de la suspension de la signature, Ioulia Tymochenko et d’autres dirigeants de l’opposition appelèrent à des manifestations de masse dans le centre de Kiev. Dans les premiers jours, l’encadrement et la logistique furent assurés par des militants de l'Alliance démocratique ukrainienne pour les réformes (dont le sigle en ukrainien, OuDAR, signifie « coup » ou « choc »), une formation issue du mouvement Pora! et qui bénéficiait donc des liens nécessaires au sein des fondations occidentales. Mais ces contestataires qui se revendiquaient des principes démocratiques furent rapidement supplantés par des activistes encore mieux organisés et issus, eux, des milieux nationalistes radicaux : le parti bandériste Svoboda d’Oleh Tiahnybok et d’une autre formation composée de groupuscules d’extrême droite et qui avait pris pour nom Pravyï Sektor, le « Secteur Droit ». La principale composante de Pravyï Sektor était une organisation politique appelée Tryzoub imeni Stepana Bandery (le Trident Stepan Bandera) dont le dirigeant était Dmytro Iaroch.
Alors que le schéma de la révolution orange semblait se reproduire presque à l’identique, un élément en fit un mouvement totalement différent : érigés en « groupes d’autodéfense » les militants issus de cette dernière formation étaient armés et affichaient des buts radicalement différents de ceux de la grande majorité des manifestants pacifiques. Les intentions de Pravyï Sektor n’étaient pas l’intégration européenne ou de nouvelles élections : Iaroch voyait cette mobilisation comme un prétexte pour engager une « révolution nationale totale[3] ».
De son côté, la formation de Tiahnybok adoptait un profil bas, préférant ne pas afficher des idées radicales et attendre son heure. Les bataillons de militants disciplinés de Svoboda constituaient l’épine dorsale des manifestations. Armés eux aussi, mais moins ostensiblement, ils étaient toujours disponibles pour des coups d’éclat. À côté d’eux, les militants de Pravyï Sektor composaient les sections d’assaut du mouvement, équipées de manière paramilitaire, toujours prêtes à en découdre, à monter des provocations ou à se livrer à la guérilla urbaine avec les forces de l’ordre.
Quant au financement, il provenait des fondations américaines pour la promotion de la démocratie et de l’Open Society de George Soros. Bien qu’il soit impossible de quantifier exactement les apports des différents organismes donateurs, une claire indication a été donnée par Victoria Nuland, alors secrétaire d’État adjointe aux Affaires eurasiennes. Selon elle, les États-Unis avaient investi plus de 5 milliards USD entre 1991 et 2013 pour "aider les Ukrainiens à accéder à la démocratie[4] ». Bien entendu, les acteurs de l’Euromaïdan bénéficiaient aussi de l’aide matérielle des différents oligarques et ploutocrates de l’opposition, comme Ihor Kolomoïsky, proche de groupuscules extrémistes qu’il finançait, ou Petro Porochenko, un nouveau milliardaire qui deviendrait président du pays quelques mois plus tard.
Autre élément important : au cours des trois mois que dura la contestation, de nombreux responsables occidentaux défilèrent sur le Maïdan pour manifester leur soutien, notamment la Haute représentante de l’UE Catherine Ashton, le commissaire européen Štefan Füle, les ministres des Affaires étrangères allemand, suédois, polonais et canadien, etc. Médiatiquement, les plus importants furent les Américains : Victoria Nuland, secrétaire d’État adjoint pour les affaires européennes et eurasiennes, qui se distingua en distribuant des gâteaux aux manifestants en compagnie de l’ambassadeur Geoffrey Pyatt, mais aussi les sénateurs John McCain et Chris Murphy. Toutes ces personnalités affichèrent leur soutien inébranlable à la démocratie représentée par les manifestants sans prêter attention aux drapeaux bandéristes et symboles nazis de ceux qui voulaient une « révolution nationale ».
Comme on le voit, le soutien politique des États-Unis et de l’Union européenne se fit au grand jour et sans crainte aucune d’éventuelles accusations d’ingérence. Les Occidentaux se permettaient ainsi ce qu’ils déniaient aux autres le droit de faire : intervenir dans les processus politiques d’autres pays dans le but d’obtenir un résultat conforme à leurs attentes. En Ukraine, Washington et ses alliés voulaient un changement de régime et installer à la tête du pays des dirigeants – comme Viktor Iouchtchenko – favorables à l’entrée de leur pays dans l’OTAN. Et le moyen pour cela, en plus de l’activisme politique, l’universitaire Lindsay O’Rourke le résume par un euphémisme de trois mots : « covert regime change ».
Prochain et dernier article : Le « coup » et ses raisons
[1] Le Monde diplomatique, janvier 2005, « Dans l’ombre des "révolutions spontanées" » par Régis Genté et Laurent Rouy.
[2] Anders Åslund, How Ukraine Became A Market Economy and Democracy, Washington D.C. : Peterson Institute For International Economics, 2009.
[3] Varianty (Ukraine), 13 décembre 2013, « Правий сектор: Ми йшли не за євроінтеграцію, а за те, щоб звершити національну революцію » (« Pravyï Sektor : Nous n’avons pas opté pour l’intégration européenne, mais pour la révolution nationale »).
[4] Lindsey O'Rourke, Covert Regime Change: America's Secret Cold War, Ithaca : Cornell University Press, 2018.