2e partie : Une « révolution démocratique » ? Vraiment ?
Comment appelle-t-on un pays qui procède à une élection en moyenne tous les deux ans et où le pouvoir change régulièrement de mains ? Une démocratie ? Pas du tout, si l’on en croit les Occidentaux, c’est une horrible dictature ! Évidemment, pour que le mouvement de l’Euromaïdan pût passer pour « démocratique » il fallait bien que le pouvoir de Viktor Ianoukovytch fût dictatorial ! C.Q.F.D., comme on disait jadis à la fin d’une démonstration de maths.
Dans le narratif occidental sur les événements de l’hiver 2014 à Kiev, l’idée que l’Euromaïdan était une « révolution pour la démocratie » a été imposée par une propagande efficace. Et cela en dépit de l’évidence des faits. Le peuple ukrainien se serait levé comme un seul homme contre le dictateur Ianoukovitch qui voulait renoncer à l’Europe et vendre le pays à la Russie. Dans notre précédent article (« Le désaccord d’association »), nous avons montré que la deuxième partie de cette proposition est erronée. C’est l’intransigeance de l’Union européenne sur la prise en compte de la situation économique ukrainienne qui a conduit Kiev, en novembre 2013, non pas à annuler, mais à différer une signature dont les Européens eux-mêmes n’étaient pas tous d’accord pour qu’elle ait lieu.
Nous allons maintenant montrer que la première partie de la proposition est encore plus fausse car les faits sont évidents : Ianoukovytch n’était pas un dictateur parvenu au pouvoir par la fraude, mais un président élu dans un scrutin que le rapport final de la mission d’observation de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe[1] a qualifié de « transparent » et « respectueux des normes internationales en matière d’élections démocratiques ».
Entendons-nous bien : la fraude électorale a été – et dans de nombreux cas demeure – un mal endémique des systèmes politiques des pays issus de l’éclatement de l’URSS[2], surtout dans les premières années de leur indépendance. Le pouvoir, quel qu’il soit, y a eu recours même quand il n’en avait pas besoin (il est vrai qu’être élu avec 80 % des suffrages est plus valorisant que d’obtenir 54 % seulement), mais les oppositions ne se sont pas non plus privées d’y recourir là où elles étaient en mesure de le faire, comme nous le verrons plus loin.
Dans le cas de l’Ukraine, si l’on examine les résultats de toutes les élections législatives (6) et présidentielles (5) entre 1991 et 2012, soit onze scrutins en 21 ans, on constate une division très nette de l’électorat en forces sensiblement égales, plutôt pro-occidentales dans l’ouest et le centre du pays, et plutôt pro-russes dans l’est et le sud. Ce partage a systématiquement rendu difficile la formation de majorités, obligeant les gouvernements à former des coalitions disparates à grands moyens de distribution de prébendes, avantages, valises de devises et virements sur des comptes off-shore[3].
La division de l’électorat en forces antagonistes sensiblement égales fut la source de frustrations qui exacerbèrent les passions politiques à deux reprises. Ainsi, en 2004, l’opposition, arguant d’une fraude massive, parvint, grâce à la « révolution orange », à annuler le second tour de la présidentielle gagné par Viktor Ianoukovytch, alors Premier ministre. Un troisième tour permit l’élection de son adversaire, le pro-occidental Viktor Iouchtchenko.
Les électeurs pro-russes se sentirent d’autant plus floués que la suite des événements démontra le peu d’assise du nouveau président : à l’issue des législatives de 2006, gagnées par le Parti des régions de Ianoukovytch, Iouchtchenko se vit contraint de rappeler ce dernier au poste de Premier ministre ! Suite à la dissolution de la Rada en 2007, de nouvelles législatives virent encore la victoire du Parti des régions, mais Ioulia Tymochenko, ancienne alliée du président Iouchtchenko devenue sa pire ennemie, parvint à former une majorité et former un gouvernement.
Les élections de 2006 et 2007, comme la présidentielle de 2010, bénéficièrent d’une couverture médiatique et d’un dispositif d’observateurs internationaux qui limitèrent très largement les fraudes. Mais même si le président Ianoukovytch fut élu à la loyale, cela n’empêcha pas sa rivale malheureuse, Tymochenko, d’agiter le spectre de la tricherie en appelant ses partisans à manifester dans le centre de Kiev. Elle fut rappelée à l’ordre par la mission d’observation de l’OSCE qui dénonça « des allégations non fondées de fraude électorale à grande échelle ». Après cette remontrance, Tymochenko se le tint pour dit et retira les plaintes qu’elle avait déposées.
Les élections législatives de 2012 se déroulèrent globalement moins bien que les précédents scrutins. Selon les observateurs de l’OSCE, les procédures furent correctes dans 96 % des bureaux de vote, mais des cas de fraude furent constatés dans les 4 % restants[4]. Les remarques de l’OSCE conduisirent à l’annulation de l’élection dans cinq circonscriptions sur 225.
Un élément que la presse ne releva pas – ou qu’elle évita de relever – fut que la fraude ne toucha pas seulement le camp du pouvoir mais également l’opposition. Ainsi, dans l’ouest du pays, en Galicie (régions de Lvov, Ternopol et Ivano-Frankovsk) et en Volhynie (Volyn et Rovno) l’Union pan-ukrainienne Svoboda d’Oleh Tiahnybok, une formation politique qui réunissait précédemment moins de 3 % de l’électorat local (2007) réalisa une percée remarquable. Avant 2004, ce parti dont l’idéologie était directement inspirée par celle de Stepan Bandera s’appelait Parti social-national d’Ukraine et n’était qu’un groupuscule néonazi, comme son nom l’indiquait. Devenu Svoboda, sa progression fut fulgurante. Sa première percée importante eut lieu à Ternopol, lors d’élections régionales anticipées de 2009. Avec 34,09 % des voix, Svoboda arriva largement en tête. Ce résultat local ne se traduisit pas par un résultat extraordinaire de Tiahnybok à la présidentielle de janvier 2010 : il obtint à peine quelque 5 % des suffrages dans les trois régions galiciennes et 3 % en Volhynie (régions de Volyn et de Rovno). Dans le reste du pays, il dépassa rarement les 1 %. En revanche, lors des élections régionales d’octobre de la même année, un cap important fut franchi. Avec 26 % à Lvov, près de 17 % à Ivano-Frankovsk, et quelque 7 % en Volhynie, Svoboda fit son entrée dans tous les conseils régionaux de l’ouest de l’Ukraine.
Ce positionnement lui servit de tremplin pour les législatives de 2012 : le parti fit une entrée fracassante à la Verkhovna Rada avec 10,45 % des suffrages et 37 sièges. La percée de la formation de Tiahnybok fut notable dans l’ensemble de l’Ukraine à l’exception de l’est et du sud. Elle obtint entre 5 et 10 % dans le centre et le nord, entre 16 et 18 % en Volhynie et à Kiev, mais surtout il devint le parti majoritaire dans les trois régions galiciennes, avec un record de 38 % à Lvov : son implantation dans les conseils régionaux lui avait donné le contrôle d’un nombre certain de bureaux de vote… Deux ans plus tard, aux législatives de 2014, Svoboda tomba à 4,71 % et n’obtint que 6 députés.
Ainsi, la « révolution démocratique » de l’Euromaïdan reversa un président qui, quoi que l’on pensât de lui, avait été démocratiquement élu et disposait d’une majorité à la Verkhovna Rada. Quant à l’élection présidentielle suivante, elle devait se tenir à peine onze mois plus tard, en janvier 2015.
Dans ces conditions, pour les électeurs de Ianoukovytch, trahis pour la deuxième fois en moins de huit ans, il ne pouvait pas s’agir d’une révolte populaire mais bel et bien d’un coup d’État.
Prochain article : La « technologie » des révolutions de couleur
[1] OSCE/Office for Democratic Institutions and Human Rights, Ukraine Presidential Election, 17 January and 7 February 2010, OSCE/ODIHR Election Observation Mission Final Report, Varsovie, 28 avril 2010.
[2] Mais pas seulement, comme le montrent des exemples flagrants qui touchent certains pays occidentaux et non des moindres.
[3] En réalité, le pays était gouverné par une ploutocratie corruptrice et corrompue composée d’oligarques et de riches hommes politiques, comme je le montre dans mon livre L’Ukraine, une histoire entre deux destins.
[4] OSCE/Office for Democratic Institutions and Human Rights, Ukraine Presidential Election, 28 October 2012, OSCE/ODIHR Election Observation Mission Final Report, Varsovie : 3 janvier 2013