Ukraine : Triste anniversaire
Viktor Ianoukovytch et José Manuel Barroso : un jeu de dupes

Ukraine : Triste anniversaire

1re partie : Ukraine-UE, le désaccord d’association

Comme on le sait, même s’il n’est pas politiquement correct de le dire, la guerre n'a pas commencé en 2022 mais il y a dix ans, en février 2014. Elle a pour origine directe la « révolution » ou le « coup d’État » (selon que l’on soit guelfe ou gibelin) de l’Euromaïdan, à Kiev, et le reversement du président Viktor Ianoukovytch avec la bénédiction évidente des pays occidentaux. Selon le narratif communément admis à l’Ouest, la raison principale de la révolte contre le pouvoir fut le refus du pro-russe Ianoukovytch, poussé par Vladimir Poutine, de signer un accord d’association avec l’UE qui était censé : 1) ancrer solidement l’Ukraine à l’Europe, et 2) apporter ipso facto le niveau de vie occidental à l’ensemble de la population du pays.

Pourtant, la situation n’était pas aussi simple et le président ukrainien ne porte pas tout seul la responsabilité de l’échec. Il convient de blâmer aussi – et surtout – l’aveuglement européen et l’intransigeance du président d'alors de la Commission, José Manuel Barroso. Voici pourquoi.

En réalité, Ianoukovytch ne s’opposait nullement à l’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine : le volet politique avait été négocié en mars 2012 et le volet économique quatre mois plus tard, en juillet. À ce moment, le pouvoir de Kiev était prêt à signer, mais le texte devait être d’abord approuvé par tous les pays membres de l’Union. Cependant, certains d’entre eux soulevèrent des objections en raison de la situation politique et de la corruption dans le pays. Le 10 décembre 2012, le Conseil, la plus haute instance politique de l’Union européenne, réaffirma sa volonté de signer l'accord d'association dès que les autorités ukrainiennes auraient fait la preuve d'une action résolue et de progrès tangibles. Pour juger des résultats, l'UE se donnait jusqu'à la tenue du sommet du partenariat oriental prévu à Vilnius en novembre 2013, comme le précisait le communiqué de presse diffusé à cette occasion.

Moins de trois mois plus tard, le 25 février 2013, lors du 16e sommet Union européenne-Ukraine, Ianoukovytch s’engagea à satisfaire les demandes de Bruxelles. Le mois suivant, il signa la grâce de six anciens responsables politiques condamnés pour malversations dans l’exercice de leurs fonctions sous le gouvernement de l’ancien Premier ministre Ioulia Tymochenko. Les Européens les considéraient comme des prisonniers d’opinion. En revanche, Tymochenko elle-même, qui purgeait également une peine, ne fut pas libérée en dépit des demandes de l’UE. Par ailleurs, Ianoukovytch mit au point un Plan de mesures prioritaires pour l’intégration européenne de l’Ukraine en 2013.

Tout semblait s’arranger pour que l’accord d’association pût être signé à Vilnius. À un détail près : lors du sommet de février, Barroso, le président de la Commission, avait déclaré qu’« un pays ne pouvait pas être en même temps membre de l’Union douanière [avec la Russie] et dans une zone commune de libre-échange approfondi avec l’Union européenne[1] ». À ce moment, les problèmes qui allaient aboutir aux événements dramatiques de 2014 commencèrent réellement.

Jusque-là, la classe politique ukrainienne vivait dans l’illusion que le pays pourrait tirer le meilleur de sa position entre la Russie et l’Union européenne et qu’aucun de ces deux partenaires n’exigerait d’elle un contrat d’exclusivité. Or, ce n’était nullement le cas : il était impossible de faire partie de deux zones de libre-échange qui s’excluaient mutuellement. Ni l’Union européenne, ni la Russie, qui avait des accords de libre échange avec l'Ukraine, ne pouvaient permettre à un pays, quel qu’il fût, de profiter d’une abolition des barrières douanières « tous azimuts », sinon les biens de chaque zone pourraient circuler librement vers l’autre.

En septembre 2013, sept mois après la déclaration de Barroso, le Premier ministre russe Dmitri Medvedev fit comme Barroso et expliqua que l’accord mettrait un terme au régime de partenariat appliqué dans les relations commerciales avec l’Ukraine. Les deux pays resteraient amis et feraient du commerce, mais les privilèges consentis jusque-là seraient abolis[2].

Il s’agissait en premier lieu des livraisons de gaz : Kiev bénéficiait d’une ristourne importante par rapport au prix qui était appliqué aux autres pays européens, mais elle payait – quand elle payait – bien plus cher que la Biélorussie qui faisait partie de l’Union douanière et avait droit, à ce titre, à des tarifs privilégiés. Dès lors, l’Ukraine avait trois possibilités : le statu quo, avec un pied de chaque côté ; l’adhésion à l’Union douanière et Kiev bénéficierait des mêmes avantages que Minsk ; la signature de l’accord d’association avec l’UE, auquel cas, la Russie appliquerait logiquement le même barème de prix qu’aux autres pays européens.

En application de règles classiques du « double standard », les Occidentaux s’indignèrent de l’attitude des Russes. Le titre de l’article cité du journal Le Monde est explicite : « Pour Medvedev, l’Ukraine devra choisir entre l'UE et la Russie » où l’on perçoit la réprobation, alors que c’est exactement ce que Barroso avait déclaré.

Les Européens passaient sous silence un autre point important : Moscou était le principal partenaire commercial de Kiev avec un volume total de quelque 12 milliards de dollars. La Russie comptait pour 25,7 % du total des exportations ukrainiennes et 32,4 % des importations. Or, une grande partie de ces exportations concernaient des matériels militaires à forte valeur ajoutée : systèmes d’armement, pièces détachées, moteurs d’hélicoptères, turbines de navires, services de maintenance des équipements, notamment dans le domaine des missiles stratégiques. En réalité, la Russie n’était pas seulement un client privilégié pour l’industrie de défense ukrainienne mais, dans certains domaines, le seul. Les Européens n’avaient pas besoin de ces matériels qui ne correspondaient pas à leurs standards, quant aux perspectives de livraisons vers des pays tiers, elles ne pouvaient compenser la perte d’un client aussi important. De ce fait, la signature de l’accord avec l’UE pouvait représenter une véritable catastrophe pour les usines concernées qui auraient beaucoup de difficulté à s’adapter aux nouvelles réalités économiques.

Conscient du problème, le gouvernement ukrainien avait cherché des assurances de la part de Bruxelles. Il ne les avait pas obtenues : certes, les pays de l’UE seraient prêts à investir massivement dans la modernisation de l’industrie ukrainienne, mais plus tard, lorsque l’économie du pays serait stabilisée, en d’autres termes, pas avant une dizaine d’années au mieux. Kiev espérait aussi un prêt immédiat de vingt milliards d’euros pour équilibrer ses finances et adapter le pays à la nouvelle situation. Là aussi, en vain : l’accord d’association ne prévoyait aucune aide financière. Malgré tout, l’UE était disposée à faire un geste : 610 millions d’euros, quantité négligeable en regard des besoins ukrainiens. Quant à un dédommagement pour les pertes subies en raison de la baisse considérable des exportations vers la Russie que l’accord entraînerait, Bruxelles ne voulait pas en entendre parler. En revanche, l’Ukraine devait s’engager à accepter les conditions de stabilisation économique posées par le FMI telles que la hausse des tarifs du gaz pour les particuliers, la dévaluation de la hryvnia et le gel des salaires[3].

Aux yeux des dirigeants de Kiev, la position de Bruxelles ne manquait pas de sembler cynique : l’Union européenne s’ouvrait un nouveau marché de 46 millions d’habitants et, en échange, elle n’offrait au peuple ukrainien que les grands principes de la démocratie et la perspective de se serrer la ceinture pendant des années. Évidemment, ce n’était pas ainsi que le voyaient les partisans de l’UE qui s’imaginaient pouvoir bénéficier rapidement du niveau de vie et des conditions d’existence de la Pologne ou de la Hongrie avec, en plus, la possibilité de voyager librement en Europe. En d'autres termes, il suffisait de signer pour que le lait, le miel et le jus d'orange coulent des fontaines...

Dix jours avant le sommet de Vilnius, dont la date avait été fixée aux 28 et 29 novembre, l’Ukraine ignorait encore si l’accord d’association y serait signé. Le 18 novembre, une réunion du Conseil de l’UE au niveau des ministres des Affaires étrangères ne parvint pas à prendre de décision définitive. La raison en était que l’Ukraine n’avait pas rempli toutes les exigences : il manquait la libération de Ioulia Tymochenko, condition sine qua non pour certaines capitales européennes dont Berlin et Londres. À l’issue de la réunion, le ministre allemand, Guido Westerwelle, refusa de préciser si l'accord avait une chance d’être signé à Vilnius, mais il déclara que la porte restait ouverte[4].

Le 21 novembre, ce fut le président Ianoukovytch qui la ferma : le gouvernement ukrainien annonça la suspension des préparatifs en vue de la signature du document. Certes, l’insistance des Européens sur le sort de Tymochenko, l’indisposait : un an avant la présidentielle prévue en janvier 2015, il ne tenait pas à voir sa rivale faire campagne, auréolée du statut de martyre. Pourtant, la décision fut principalement motivée par des raisons économiques. Kiev voulait se laisser le temps d’étudier plus en détail les conséquences de l’accord sur sa production intérieure et de tenter d’obtenir des compensations de l’UE pour les pertes subies en raison du déclin des échanges commerciaux avec la Russie et les autres pays de l’Union douanière (Biélorussie et Kazakhstan). De plus, Kiev appelait à l’organisation de négociations UE-Ukraine-Russie dans le but de trouver des solutions communes qui pourraient alléger le fardeau de l’Ukraine.

Le président Poutine s’y montrait disposé depuis plusieurs semaines. Selon le chef de l’État russe, l’Ukraine serait libre de signer l’accord d’association dès que des solutions auraient été trouvées ensemble[5]. À Bruxelles, on perçut cela comme une pression inadmissible. Sans exclure la volonté du Kremlin de maintenir l’Ukraine dans son orbite, il ne faut pas perdre de vue que les intérêts économiques de la Russie étaient également en jeu et que la diminution du volume d’affaires entre les deux pays la toucherait également, en particulier dans le domaine de l’industrie de défense. Lors d’un voyage en Italie, le 26 novembre, Poutine appela l'UE à dépolitiser la question de l'intégration européenne de Kiev et à accepter les négociations tripartites[6].

À la proposition du président ukrainien, reformulée par son homologue russe, l’Union européenne répondit par la bouche du président de la Commission européenne Barroso, le 29 novembre, à Vilnius, qu’il ne saurait en être question et que l’UE n’accepterait pas un « veto » de la Russie sur ses liens avec les anciennes républiques soviétiques[7]. Deux jours plus tôt, dans une tribune commune, Barroso et Herman van Rompuy, le président du Conseil européen, appelaient leurs partenaires ukrainiens à « exercer leur choix souverain » sans pressions externes et dans le seul intérêt de leurs citoyens et à « accepter l'offre de l'UE[8] ».

Le reste est connu : l’Ukraine « exerça son choix souverain » en acceptant un accord avec la Russie qui prévoyait un plan d’assistance financière de 15 milliards de dollars sans condition de réduction des normes sociales ni d’adhésion de l’Ukraine à l’Union douanière[9]. Pendant ce temps, à l’appel de l’opposition, des foules de manifestants occupèrent le Maïdan au centre de Kiev, reproduisant le schéma de la « révolution orange » de 2004, toujours avec le soutien ouvert des Occidentaux (évidemment, l’« ingérence » n’existe que dans la situation inverse). Cette fois cependant avec l'appui de groupes d’activistes violents et jusqu’au-boutistes : les troupes bien organisées du parti bandériste Svoboda et d’une autre formation composée de groupuscules d’extrême droite radicale et néonazis : Pravyï Sektor, le « Secteur Droit ».

 

Prochain article: Une « révolution démocratique » ? Vraiment ?

 

 

 

[1] Associated Press, 25 février 2013, « EU to Ukraine: Reforms necessary for trade pact » (« L’UE à l’Ukraine : Des réformes sont nécessaires pour un accord commercial »).

[2] Le Monde, 23 septembre 2013, « Pour Medvedev, l'Ukraine devra choisir entre l'UE et la Russie ».

[3] Voir notamment, Kyiv Post, 27 novembre 2013, « Azarov: Ukraine’s talks on association with EU continuing » ; RIA Novosti, 26 novembre 2013, « Comment l'Europe a échoué à détourner l'Ukraine » ; Le Monde, 27 novembre 2013, « Les dirigeants ukrainiens veulent faire monter les enchères avec l'Union européenne ».

[4] UNIAN, Kiev, 18 novembre 2013, « Совет ЕС не принял решение об ассоциации с Украиной » (« Le Conseil de l’UE n'a pas pris de décision sur l’association avec l’Ukraine »).

[5] Kyiv Post, 10 novembre 2013, « Yanukovych makes surprise visit to Moscow ».

[6] RIA Novosti, 26 novembre 2013, « Ukraine/accord d'association : Poutine appelle l'UE à dépolitiser la question ».

[7] BBC News, 29 novembre 2013, « EU rejects Russia 'veto' on Ukraine agreement ».

[8] Le Monde, 27 novembre 2013, « L'avenir de l'Union européenne est à l'Est ».

[9] Kremlin.ru, Заявления для прессы по окончании заседания Российско-Украинской межгосударственной комиссии (Déclarations à la presse à l’issue de la réunion de la Commission intergouvernementale russo-ukainienne), 17 décembre 2013.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique