Accords de Minsk : Emmanuel Macron les a-t-il compris ?
"Non, je n'exagère pas!"

Accords de Minsk : Emmanuel Macron les a-t-il compris ?

Il est courant aujourd’hui de parler sans savoir et d’étaler son ignorance tout en se croyant la voix de la connaissance et de la sagesse. Cela ne pose pas de problème devant une bière, au zinc du café du Commerce. Mais quand on occupe la plus haute charge de l’État, un minimum d’attention s’impose[1]. Hélas ! Quand il s’agit de la guerre en Ukraine et, particulièrement, des accords de Minsk, le président de la république montre qu’il ne maîtrise pas le dossier tout en faisant preuve d’une rare arrogance.

Dans notre série « Comment en sommes-nous arrivés là ? », retour sur ce que disait vraiment le protocole de Minsk 2 et le délire d’interprétations qu’il a engendré.

Lors de son allocution du 5 mars dernier, Emmanuel Macron a évoqué cet accord en expliquant : « nous avons alors négocié un cessez-le-feu à Minsk, et (…) la Russie n’a pas respecté ce cessez-le-feu ».

Précisons tout de suite qu’il ne s’agissait pas d’un « cessez-le-feu » mais d’un plan de résolution du conflit qui opposait le gouvernement de Kiev et les deux républiques autonomistes de Lougansk et de Donetsk. L’arrêt des combats concernait l’armée ukrainienne et les forces de ces républiques.

Le lendemain, à l’issue d’un sommet extraordinaire de l’Union européenne à Bruxelles, le président français a encore évoqué Minsk pour critiquer la fiabilité de Vladimir Poutine : « Je sais qu’il peut trahir les accords qu’il signe, il l’a déjà fait. »

Le problème est que le président russe était signataire de l’accord au titre de garant exactement comme la chancelière allemande Angela Merkel et le président français François Hollande qui ont tous deux reconnu qu’ils ne comptaient pas, dès le départ, faire respecter les accords, le but étant de faire gagner du temps à l’Ukraine pour qu'elle se réarme. Dans ses interventions Emmanuel Macron fait preuve d’une bonne dose de duplicité en accusant le président russe de la faute que Merkel et Hollande ont avoué (à moins qu’il ne considère que ses collègues agissent comme lui et racontent n’importe quoi en fonction des circonstances). D’ailleurs, dans la mesure où la signature du président Hollande engageait la France, son successeur était également tenu de la respecter.

Le président français avait déjà montré sa désinvolture à ce sujet lors d’une séquence où il s’était imprudemment mis en scène en dévoilant, en juin 2022, une conversation téléphonique avec Vladimir Poutine qui avait eu lieu le 20 février, à la veille de l’intervention russe en Ukraine[2]. Un documentaire (Un président, l’Europe et la guerre, diffusé sur France 2 le 30 juin 2022), inclut un extrait de l’échange tendu entre les deux chefs d’État. Lorsque Poutine explique que les représentants des républiques de Donetsk et Lougansk avaient soumis leurs propositions conformément aux articles 9, 11 et 12 du protocole, Macron lui répond que le texte qu’il a sous les yeux dit une chose différente. Il en lit une phrase et poursuit, ironique : « Je ne sais pas où ton juriste a appris le droit. Moi, je regarde juste les textes et j’essaie de les appliquer ! On s’en fout des propositions des séparatistes ! Ce n’est pas à eux de proposer des lois dans un pays souverain. Dans les accords, c’est clair : c’est le gouvernement ukrainien qui doit proposer et adopter les textes, en consultation, mais pas sous la dictée de groupes séparatistes. »

Nous sommes ici au cœur du problème. Le texte du protocole, intitulé Ensemble de mesures visant à l’application des Accords de Minsk (13 articles, ou « paragraphes », plus une note, trois feuillets en tout) est facilement consultable – dans une traduction officielle en français – en annexe I du texte de la résolution 2202 du Conseil de Sécurité des Nations unies en date du 17 février 2015.

Nous l’avons dit plus haut : il ne s’agit pas d’accords entre l’Ukraine et la Russie, comme il est courant de le prétendre, mais entre le gouvernement de Kiev et les autorités des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk. Et il concerne l’octroi, à ces deux entités, d’une forme d’autonomie dans le cadre de l’État ukrainien. L’Allemagne, la France et la Russie interviennent en qualité de garants des accords.

Les huit premiers articles établissent les conditions d’un cessez-le-feu, du retrait des armes lourdes de la ligne de contact, de grâces et d’amnisties réciproques pour les belligérants, de l’échange de prisonniers et de l’ouverture d’un dialogue sur les modalités de la tenue d’élections locales.

L’article 9, le plus controversé, concerne la reprise par le gouvernement ukrainien du contrôle total de la frontière d’État des deux républiques autonomistes. Le processus « devra commencer le premier jour suivant les élections locales et s’achever après le règlement politique global (élections locales dans certaines zones des régions[3] de Donetsk et de Lougansk sur la base de la législation ukrainienne et réforme constitutionnelle) devant intervenir avant la fin de 2015, sous réserve que le paragraphe 11 ait été appliqué ».

Macron téléphoneOr, que dit le paragraphe 11 en question ? « Mise en œuvre d’une réforme constitutionnelle en Ukraine et entrée en vigueur d’ici à la fin de 2015 d’une nouvelle Constitution dont un élément essentiel sera la décentralisation (et qui tiendra compte des particularités de certaines zones des régions de Donetsk et de Lougansk, définies en accord avec les représentants de ces zones), et adoption, avant la fin de 2015, d’une législation permanente relative au statut spécial [de ces zones] »

En d’autres termes, sans la réforme constitutionnelle prévue (et qui n’a toujours pas eu lieu à ce jour), l’article 9 ne pouvait être exécuté. Ce point à une grande importance car il révèle une grande dose de duplicité de la part du gouvernement de Volodymyr Zelensky, mais aussi d’Emmanuel Macron, comme nous le verrons plus loin.

Quant à l’article 12, il précise : « Sur la base de la loi ukrainienne (…), discussions et accord sur les questions afférentes aux élections locales avec les représentants de certaines zones des régions de Donetsk et de Lougansk dans le cadre du Groupe de contact tripartite[4]. »

C’est à cet article que Vladimir Poutine faisait référence, dans la conversation, en disant que les représentants des républiques de Donetsk et de Lougansk avaient soumis leurs « propositions » (c’est-à-dire, dans le cadre des « discussions » prévues par le texte). Ce à quoi, Emmanuel Macron avait répondu, péremptoire, « on s’en fout des propositions des séparatistes ! », montrant soit qu’il n’avait rien compris, soit qu’il faisait preuve d’une bonne dose d’hypocrisie. Car, c’est cet extrait de l’article 12 qu’il cite au téléphone !

Déjà en 2020, dans les semaines qui suivirent le sommet au format Normandie du 9 décembre 2019 à Paris, auquel avaient pris part la chancelière Merkel et le président Macron, les articles 9 et 11 avaient été au cœur de blocages qui avaient empêché la reprise du processus de paix que le président Zelensky avait promis pendant sa campagne (voir notre précédent article).

En substance, l’Ukraine insistait pour reprendre d’abord le contrôle total de sa frontière avec la Russie dans les régions autonomistes avant d’organiser des élections locales. Les autonomistes soutenaient, de leur côté, que les élections locales devaient précéder tout transfert de contrôle frontalier à l’Ukraine, conformément à l’article 9. Elles devaient se dérouler sous supervision internationale mais sans toucher à la situation qui prévalait à ce moment. Sinon, il aurait été facile aux troupes gouvernementales de créer un blocus effectif des républiques et de différer ou d’annuler les élections.

Pourtant, lors du sommet de Paris, Zelensky avait accepté d’intégrer la « formule Steinmeier », proposée en 2016 par l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier (et actuel président de la RFA). Elle prévoyait des élections locales dans le Donbass sous la supervision de l’OSCE et, si cette dernière certifiait leur conformité aux normes démocratiques, un statut spécial entrerait en vigueur immédiatement, suivi d’un transfert progressif du contrôle frontalier.

On connaît la suite : aucun progrès significatif ne fut réalisé à la suite de ce blocage, en dépit de retraits militaires partiels et de l’échange de prisonniers de décembre 2019, restés des mesures isolées, sans effet sur les questions stratégiques. L’impasse diplomatique – pudiquement couverte par l’épidémie de Covid-19 – empêcha la tenue d’un nouveau sommet au format Normandie, prévu en avril 2020.

En réalité, comme nous l’expliquions dans un précédent article, un règlement pacifique conformément aux accords n’entrait pas dans les intentions des néoconservateurs américains et de leurs alliés européens qui voulaient se servir de l’Ukraine pour affaiblir la Russie. Dès février dernier, le président Donald Trump et son entourage ont reconnu que le conflit était une guerre par procuration, organisée par les administrations précédentes.

Le plus absurde dans cette affaire est que la solution de l’autonomie des régions concernées dans le Donbass s’inspirait directement du modèle suisse de gouvernance décentralisée avec ses cantons autonomes. C’était une manière élégante de sortir de la crise, influencée par l’approche pragmatique de Mme Heidi Tagliavini, la diplomate suisse qui présidait le Groupe de contact tripartite comme représentante de l’OSCE. De plus, le texte a fait l’objet, comme nous l’avons vu, d’une résolution du Conseil de Sécurité des Nations unies votée à l’unanimité de ses quinze membres, y compris les États-Unis, la France et le Royaume-Uni. Elle demandait à toutes les parties d’appliquer intégralement l’« Ensemble de mesures » énumérées dans le protocole.

Mais le gouvernement ukrainien et ses alliés occidentaux ont préféré renier, qui sa signature, qui son vote, et tourner le dos aux accords dans le but illusoire, on le sait aujourd’hui, d’affaiblir la Russie.

Quand on voit l’attitude actuelle des Européens – et notamment d’Emmanuel Macron – qui cherchent à poursuivre la guerre à tout prix (et l’on sait à quel point ce prix a été lourd jusqu’à présent en pertes humaines et en destructions, surtout côté ukrainien), trois mots viennent à l’esprit : perseverare diabolicum est.

 

 

[1] Abraham Lincoln aurait dit : « Mieux vaut rester silencieux et passer pour un imbécile que parler et n’en laisser aucun doute » (Better to remain silent and be thought a fool than to speak and remove all doubt.) Dans ses Chroniques de la haine ordinaire (Points, 2011), le très regrette Pierre Desproges reprenait la même idée en remplaçant « fool » par « con ».

[2] Normalement, les dialogues diplomatiques entre chefs d’États sont censés rester confidentiels pour une raison très simple : les interlocuteurs doivent pouvoir exposer leurs positions avec la liberté et la sincérité que ne permettent pas les échanges publics. En violant cette règle, Emmanuel Macron a ruiné sa fiabilité, non seulement vis-à-vis de la Russie, mais encore de tous les États de la planète. Comment lui parler franchement si ce qu’on lui dit risque d’être exposé sur la place publique à sa convenance ?

[3] Cette formulation absconse est destinée simplement à tenir compte du fait que le territoire des républiques autonomistes autoproclamées ne couvrait pas la totalité des régions (oblasts) de Donetsk et de Lougansk.

[4] Le Groupe de contact tripartite, établi le 5 septembre 2014 lors des négociations de Minsk 1, comprenait un représentant de l’Ukraine, un représentant de la Fédération de Russie et les représentants des républiques de Donetsk et de Lougansk, sous la présidence d'un représentant de l’OSCE (à l’époque, la citoyenne suisse Heidi Tagliavini).

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique