Souvent, à la faveur d’un déménagement, des documents remontent des profondeurs de l’oubli. Ils témoignent d’époques révolues qui concentraient les pires instincts de l’humanité, mais qui trouvent d’inquiétants échos dans les temps que nous vivons et que l’on peut sans mal qualifier d’« intéressants » au sens de la célèbre malédiction chinoise. Nihil novi sub sole, pourrait-on dire.
Le document en question est un fascicule sur papier kraft, sans date de publication, de 28 pages (couverture incluse) et de format 16 x 24. Publié par le Parti communiste français, il est intitulé « Attention… aux provocateurs, mouchards, escrocs, et trotskistes ». Il compile les noms cités dans les huit premières « listes noires » du PCF publiées de 1933 à 1936. Cela permet de situer sa parution en 1936 ou 1937, ce que confirme la mention du Front populaire sur la page de présentation.
Ces listes noires, au nombre de 28 entre 1933 et 1945 (2 300 noms au total), étaient des documents officiels publiés par le parti pour identifier et stigmatiser les militants exclus et autres « ennemis » du mouvement communiste. Ces listes s’inscrivaient dans une logique de discipline interne stricte et de purge, héritée des pratiques léninistes et exacerbée sous l’influence stalinienne. Elles devaient être distribuées « aux militants responsables des organisations de masse » afin de « faire connaître à tous les ouvriers les éléments à l’égard desquels ils doivent observer la plus grande vigilance et qu’ils doivent combattre avec la plus ferme énergie ».
Il est clair que cette « ferme énergie » a justifié plus d’une fois la condamnation, non pas seulement politique ou sociale, mais physique des « ennemis » visés. Pendant l’occupation, il était assez courant de procéder à des éliminations fondées sur les accusations portées par ces documents. Mais de telles exécutions arbitraires, certes plus rares, avaient lieu également avant la guerre. À Marseille, au début des années 1980, là où l’auteur de ces lignes s’est vu confier le fascicule en question, un vieux communiste dont les ardeurs militantes s’étaient refroidies après le printemps de Prague racontait que « plusieurs » individus mentionnés dans les listes s’étaient retrouvés bien lestés au fond des calanques. Les camarades qui, selon lui, se livraient à cette forme expéditive de justice de classe – lui, il était trop jeune, disait-il[1] – prenaient toutes les précautions pour s’assurer que les accusations portées étaient avérées. Il est difficile de juger du degré de crédibilité de ce témoignage. Comme le disaient encore les Romains : Testis unus, testis nullus.
La rédaction des listes était supervisée par Maurice Tréand (1900-1949), le chef de la Commission des cadres du PCF. Ancien garçon de café et gérant de restaurant, il devint permanent du parti à Troyes avant de monter à Paris en 1929. Jeune cadre prometteur, il fut envoyé à Moscou, en 1931, pour une formation d’un an à l’École léniniste internationale. De retour en France, il fut nommé secrétaire général de la Commission des cadres, sous la direction d’Eugen Fried et Maurice Thorez. Là, il mit en place un système de contrôle strict des militants via des questionnaires biographiques, ce qui donna naissance aux listes noires.
En somme, ces listes étaient à la fois un outil de contrôle, un moyen de propagande et une arme contre l’« ennemi » politique. Elles reflètent aussi la profonde paranoïa qui régnait à l’époque au sein des partis extrémistes – de l’autre côté du spectre politique, ce n’était pas mieux – selon le principe : « qui n’est pas avec nous est contre nous ! »
Il est clair que toute ressemblance avec l’époque actuelle, où des mouvements extrêmes ont le pouvoir de vie et de mort sociale – mais pas encore physique[2] – sur quiconque n’a pas l’heur de leur plaire, n’est pas du tout une coïncidence.
Signalons enfin que la brochure se termine par une citation de Joseph Staline où l’on peut lire :
« N’est-il pas clair que tant qu’existe l’encerclement capitaliste, existeront chez nous des saboteurs, des espions, des agents de diversion et des assassins, dépêchés à l’arrière de notre pays par des agents des États étrangers ? »
Remplaçons « des agents des États étrangers » par « des agents de Poutine » et nous aurons une assez claire approximation du discours qui a cours actuellement au sommet du pouvoir en France.
[1] Mais, comme disait Corneille : « Aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années. » Ou Sénèque seize siècles avant lui : « Ce n’est pas par les années, mais par l’âme qu’on atteint la maturité. »
[2] Cependant, des fausses accusations peuvent pousser des individus jusqu’au suicide.