On pourrait croire qu’il y a une malédiction Zelensky. Ballotté dans un tourbillon de vents contraires, il en sort toujours dans la mauvaise direction, celle, néfaste, de la gloire lointaine et fumeuse que lui promettent ses sponsors et conseillers, et non celle, réaliste, que lui dictent les rapports de force. Et, confronté aux catastrophes, il compte sur ses capacités de comédien pour rejeter la faute sur les autres et se dédouaner par des pirouettes, comme la chauve-souris de la fable : je suis oiseau, voyez mes ailes ; je suis souris, vive les rats.
Mais, par-delà l’image que Volodymyr Zelensky veut se donner de Candide en treillis, de pauvre innocent trahi par le méchant Poutine, de phare de la liberté churchillien luttant contre de nouveaux barbares, l’histoire de son arrivée en politique, l’examen de son entourage et les Pandora Papers nous dressent un tableau bien différent. Dans notre série « Comment en sommes-nous arrivés là ? », retour sur cette conduite étrange qui a mené l’Ukraine à la catastrophe.
Au départ, Volodymyr Zelensky était ce météore qui, au début de 2019, apparut dans le ciel politique de l’Ukraine, faisant naître une lueur d’espoir dans un contexte bien sombre. La guerre, réelle mais à bas bruit, faisait rage dans l’est du pays, entraînant chaque jour son lot de victimes et de destructions. Et la corruption, déjà endémique précédemment, était nourrie au-delà de toute raison par l’aide occidentale qui se déversait depuis le coup d’État pro-otanien de l’Euromaïdan, en février 2014.
C’est sur ces deux thèmes : la paix maintenant et la lutte contre la corruption que Zelensky se présenta à l’élection présidentielle du 31 mars 2019, brisant les lignes partisanes, déroutant les instituts de sondage et soulevant une véritable attente populaire. Comme le scrutin était censé se dérouler dans l’entre-soi des politiciens madrés habituels, la candidature de Zelensky, comédien et humoriste (mais aussi producteur et homme d’affaires), semblait destinée à s’évanouir dans un énorme éclat de rire. Comme on le sait, ce fut loin d’être le cas.
Si l’on ignorait tout de lui à l’étranger, le fantaisiste bénéficiait d’une grande notoriété en Ukraine où on le connaissait déjà comme… le président anticorruption d’une série télévisée intitulée Slouha Narodou (« Serviteur du peuple »), diffusée sur la chaîne « 1+1 », propriété de l’oligarque Ihor Kolomoïsky, troisième fortune du pays. Les Ukrainiens le connaissaient aussi comme un humoriste extraverti qui jouait du piano debout… mais sans les mains.
Très vite, il fut clair que la candidature n’était pas une simple opération de marketing organisée par Kolomoïsky. L’acteur proposait une vision politique : il fallait dépasser les clivages entre l’est et ouest du pays et sortir de la guerre[1] en entamant des négociations avec la Russie. Il fallait aussi raviver les accords de Minsk 2 dont l’Ukraine refusait d’appliquer la clause principale : changer la Constitution pour permettre l’autonomie des régions de Donetsk et de Lougansk, dans le Donbass.
L’exaspération et le désir de paix de la population étaient tellement forts que le résultat du scrutin dépassa les prévisions les plus optimistes. Au second tour, ce fut un véritable raz-de-marée électoral : 73,22 % des suffrages exprimés se portèrent sur Zelensky (avec 61,52 % participation). En théorie, après un tel plébiscite, confirmé par les législatives anticipées du 21 juillet 2019 (son parti « Serviteur du peuple » obtint une majorité absolue de 254 députés sur 424 sièges attribués), le nouveau président aurait dû appliquer son programme sans aucune difficulté. Ce ne fut pas le cas. Dès le début de son mandat, il prit le contre-pied de ses promesses de campagne et plongea l’Ukraine dans le chaos.
Si l’on en croit un article récent de Der Spiegel international, les proches de Zelensky estimaient alors qu’il était sincère dans son désir de paix. Si c’était vraiment le cas, il n’est pas nécessaire de s’interroger longtemps sur les raisons de son revirement. Deux groupes puissants voulaient la poursuite de la guerre et le dissuadèrent d’appliquer son programme : à l’extérieur, les néoconservateurs otaniens, aux États-Unis comme en Europe, qui fournissaient toute l’aide financière et militaire destinée à entretenir le conflit ; à l’intérieur, les nationalistes antirusses d’extrême droite que l’on désigne du nom générique de « bandéristes » parce qu’ils vénèrent Stepan Bandera.
Contrairement à ce que disaient alors – et affirment toujours – de prétendus « experts » des plateaux de télévision, ces groupes radicaux n’étaient pas du tout « anecdotiques » au sein des forces armées ukrainiennes. Les formations paramilitaires ouvertement néonazies qui avaient servi de sections d’assaut lors du coup d’État de l’Euromaïdan (bataillons Dniepro 1 et 2, Azov, Donbass et Aidar) avaient été rattachées, en 2014 et 2015, aux troupes du ministère des Affaires intérieures, de la Garde nationale et de l’Armée. Officiellement, il s’agissait de les « diluer » au sein de troupes « non idéologisées », selon le narratif vendu par la propagande ukrainienne. En réalité, comme on a pu le constater par la suite, ces formations, notamment Azov, constituaient l’ossature des forces combattantes ukrainiennes, contaminant par leurs idées et leurs symboles une grande partie des autres unités.
Quant aux néoconservateurs otaniens qui voulaient instrumentaliser l’Ukraine pour affaiblir la Russie, nous nous sommes penchés sur leurs intentions dans notre précédent article. Les nationalistes radicaux connaissaient bien leurs plans. Le 18 mars 2019, dans une interview télévisée, Oleksiy Arestovytch (qui deviendra conseiller de Zelensky avant de le quitter plus tard) déclarait que le seul moyen pour l'Ukraine d'entrer dans l'OTAN était de provoquer et de gagner une guerre contre la Russie.
Dès le début de son mandat, les commanditaires otaniens firent lourdement pression sur Zelensky pour lui faire abandonner son idée de paix et poursuivre le programme des neocons de réarmement de l’Ukraine. De leur côté, les cerbères bandéristes lui ôtèrent toute envie de persévérer dans ses idées idiotes de paix en lui mettant un revolver sur la tempe. Au figuré, certes, mais quand on connaît leurs méthodes, la vérité n’est sans doute pas très éloignée.
Notons ici une certaine incohérence dans les intentions dites « pacifistes » que Der Spiegel prête au candidat Zelensky. Comment pouvait-il croire qu’il apporterait la paix alors que son sponsor, Ihor Kolomoïsky, était l’un des principaux financiers de ces groupes bandéristes qui entretenaient la logique de guerre ? De plus, l’oligarque avait plus à gagner de la poursuite des combats à basse intensité que de la paix. Il pouvait ainsi préserver ses réseaux d’influence politique et de racket économique qu’il avait construits à partir de 2014 grâce aux groupes ultranationalistes qu’il contrôlait. Mais surtout, il faisait ainsi perdurer un climat d’instabilité favorable à ses affaires. La permanence du conflit permettait des activités très lucratives dans les zones grises autour de ses fiefs du Donbass : commerce illégal, trafic d’armes, exploitation de ressources. D’ailleurs, Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche d’Ukraine, était dans le même cas que lui : depuis 2014, il soutenait, lui aussi, la poursuite des combats.
Il semble d’autant moins probable que Zelensky ait ignoré les intérêts de son sponsor qu’il les partageait et en profitait depuis 2012, comme l’a révélé la publication, en octobre 2021, des Pandora Papers par l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ). Cette masse énorme de dossiers (11,9 millions de documents) mettant en lumière les avoirs cachés de 35 chefs d’État, montre que le réseau offshore de Zelensky, lié à sa société de production Kvartal 95, fut créé l’année où cette dernière a commencé à produire régulièrement du contenu pour la chaîne « 1+1 » de l’oligarque.
Selon un rapport de l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project), partenaire de l’ICIJ, en date du 3 octobre 2021, au moins 41 millions de dollars auraient transité depuis la banque PrivatBank, alors contrôlée par Kolomoïsky, vers des comptes liés à Zelensky et ses associés. Une partie de ces fonds aurait notamment servi à acheter des propriétés de luxe à Londres via des compagnies offshore comme Maltex Multicapital Corp. En 2019, au moment de son élection, Zelensky céda à des proches les parts qu’il détenait dans ces entreprises, mais les Pandora Papers indiquent que des dividendes continuaient à être versés à sa femme, Olena Zelenska, grâce à des sociétés-écrans.
Il est donc légitime de penser que, en dépit des promesses de sa campagne, Zelensky avait tout intérêt à poursuivre une guerre qu’il n’avait peut-être pas réellement l’intention d’arrêter en dépit d’une brève reprise des négociations au « format Normandie » (Allemagne, France, Russie, Ukraine) le 9 décembre 2019 à Paris. Les décisions du sommet (échange de prisonniers[2], accord de cessez-le-feu, retrait de forces de zones spécifiques) commencèrent à être appliquées, mais butèrent sur le même problème que pendant les 5 années précédentes, le refus de l’Ukraine d’appliquer la partie essentielle du protocole de Minsk 2 : l’autonomie des régions de Donetsk et de Lougansk[3].
En réalité, comme son prédécesseur Petro Porochenko, Volodymyr Zelensky n’avait aucune intention d’appliquer les accords de Minsk dont la seule utilité, comme l’avouera en décembre 2022 la chancelière Angela Merkel dans une interview, était de donner du temps à l’Ukraine pour se réarmer. D’ailleurs, Merkel était présente à ce sommet de Paris, avec Emmanuel Macron et Vladimir Poutine. Pendant la conférence de presse finale,la conférence de presse finale, Zelensky semblait hilare pendant les réponses du président russe. À l’époque, on avait cru qu’il était heureux de réaliser sa promesse de campagne. Aujourd’hui, on est en droit de se demander si, se sentant soutenu par ses deux alliés occidentaux, il ne riait pas sous cape au bon tour qu’ils étaient en train de jouer à Poutine.
À partir de ce moment, pris en main par les Occidentaux et galvanisé par les néoconservateurs et l’arrivée à la Maison Blanche de Joe Biden (qui ouvrit tout grand le robinet de l’aide militaire), Zelensky lança l’Ukraine dans une politique de renforcement du front du Donbass et la mise en place d’une « stratégie de désoccupation et de réintégration de la Crimée et de Sébastopol » (décret n° 117/2021 du 24 mars 2021) derrière laquelle on devinait la volonté otanienne de provoquer la Russie dans le cadre de la guerre par procuration que l’administration Biden comptait mener.
Alors que, en théorie, les Occidentaux maîtrisaient la partie de Risk qu’ils comptaient jouer, le président ukrainien se rendit compte trop tard, le 24 février 2022, que ce n’étaient pas des pions sur une carte que déplaçait le Kremlin, mais des unités militaires bien réelles sur le territoire ukrainien. Son premier réflexe fut d’engager des négociations, d’abord en Biélorussie, puis en Turquie, qui aboutirent à un accord qui garantissait l’intégrité territoriale de l’Ukraine (à l’exception de la Crimée) en échange de la neutralité et d’un statut spécial pour le Donbass.
Comme on le sait, le démon tentateur otanien, sous l’apparence d’un Premier ministre britannique coiffé à la diable, vint lui susurrer à l’oreille, en substance, de ne pas signer l’accord car l’économe russe n’allait pas tarder à s’effondrer, Poutine serait renversé et les chars ukrainiens défileraient sous peu sur la place Rouge. Évidemment, s’il persistait dans la voie de la négociation-trahison, certains bandéristes de son entourage ne manqueraient pas de lui faire une proposition qu’il ne pourrait pas refuser…
Telle est la malédiction de Zelensky qui encore perdure. Certes, les démons ont changé : Boris Johnson a été remplacé par le tout aussi belliqueux Keir Starmer, l’hésitant Olaf Scholz va céder sa place au déterminé Friedrich Merz, Emmanuel Macron se radicalise contre l’ennemi russe à mesure que la dette française se creuse et la Kaiserin von der Leyen, casque à pointe sur la tête, est prête à se lancer à l’assaut, armée des milliards que l’Europe n’a plus. Une seule ombre – mais énorme – au tableau : le nouveau shérif de l’autre côté de l’Atlantique veut la paix et il exige que le « dictateur sans élections » ukrainien fasse de même.
Aujourd’hui, Zelensky se trouve dans la position inconfortable et très instable de devoir choisir entre son nouvel ennemi intime, Donald Trump, qui finira par le virer comme un employé inutile, et ses gentils amis Européens qui veulent continuer la guerre jusqu’au dernier Ukrainien en attendant l’hypothétique effondrement de la Russie, l’année prochaine, promis ! ou, au plus tard, dans cinq ans…
Et au-dessus de lui, continue de planer l’ombre bandériste qui au moindre écart pacifiste pourrait lui réserver un sort bien funeste.
[1] Notons que s’il voulait faire la paix, c’est bien qu’il y avait la guerre, ce qui détruit l’argument occidental habituel de l’attaque russe « non provoquée » en 2022.
[2] Il a bien été effectué, en dépit des affirmations mensongères de Volodymyr Zelensky face à Donald Trump, le 28 février dernier à la Maison Blanche.
[3] Nous y reviendrons dans un prochain article.