Dimanche dernier, 2 mars, les représentants de quinze pays membres de l’OTAN (dont l'Allemagne, le Canada, la France et le Royaume Uni) se sont réunis à Londres pour participer à un sommet impromptu, convoqué en urgence, pour examiner la situation en Ukraine et réconforter le pauvre Volodymyr Zelensky rudoyé par le président Donald Trump, à la Maison Blanche, deux jours plus tôt. Le résultat des pourparlers a été conforme à la ligne déjà affichée : soutien total à l’Ukraine, militaire et financier. Et si les États-Unis diminuent ou suppriment leur aide, les Européens et les Canadiens prendront le relais. Comme le disait Ernesto Guevara : « ¡Hasta la victoria, siempre! »
Les chefs d’État et de gouvernement rassemblés à Londres ont donc proclamé haut et fort leur fidélité à la ligne américaine précédente de Joe Biden. Ils ont ainsi rejoint le chœur des pleureuses néoconservatrices qui, comme dans les tragédies antiques, se lamente depuis trois semaines sur le thème orwellien de « la guerre, c’est la paix », en vouant aux gémonies Donald Trump qui veut mettre fin au carnage en engageant des négociations avec la Russie. Suprême trahison, il aurait « tout cédé » à Vladimir Poutine avant même de commencer les négociations !
Effectivement, l’accusé a tourné le dos à la politique de ses prédécesseurs – Bill Clinton, George W. Bush, Barack Obama et Joe Biden – en renonçant à soutenir l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Et, pire encore, en admettant une responsabilité, au moins partagée, des États-Unis dans le déclenchement de la guerre. Le 27 février, en recevant le Premier ministre britannique Keir Starmer, il avait répondu à un journaliste à propos de l’adhésion de l’Ukraine à l’Alliance : « Cela n'arrivera jamais. C'est ce qui a déclenché toute cette affaire[1]. »
Il faut bien comprendre que ce que ses détracteurs estiment être des « concessions » sont en réalité des conditions sine qua non pour engager des pourparlers. Sans cela, il ne peut pas y avoir de négociations !
En effet, la position des Russes est bien connue : l’opération militaire spéciale ayant été lancée, le 24 février 2022, pour empêcher l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, quel intérêt Moscou aurait-il, après trois ans d’une guerre terrible de haute intensité, de négocier un cessez-le-feu qui aurait mis fin aux combats en attendant… ladite adhésion un peu plus tard ? Autrement dit, une resucée des accords de Minsk 2. Absurde, n’est-ce pas ?
Pourtant, avant le revirement trumpien, telle était la position des Occidentaux, en Europe comme en Amérique du Nord : obtenir un gel du conflit qui aurait permis de réarmer l’Ukraine. Le problème est que, dans une guerre, c’est celui qui domine le champ de bataille – en l’occurrence la Russie – qui dicte ses conditions. Mais les « neocons » semblent vivre dans un monde d’illusions dans lequel l’effondrement de la Russie, prévu pour avant-hier, ne manquera pas de se produire… après-demain.
Le président Trump semble avoir bien compris que la seule manière d’ouvrir la voie à la diplomatie était de sortir des rêves et de la pensée magique. Pourtant, il vient de loin. Rappelons-nous de ses premières déclarations sur l’intérêt qu’aurait eu Vladimir Poutine à négocier : « La Russie a de gros problèmes en ce moment – l’économie est dans un sale état, l’inflation est hors de contrôle, et ils perdent plus qu’ils ne l’auraient jamais imaginé en Ukraine. Poutine doit voir que cette guerre est en train de détruire son pays, » expliquait-il dans une interview publiée le jour de son inauguration[2].
Quelques semaines lui ont permis de se familiariser avec le dossier, de voir le chaos géopolitique créé par les administrations précédentes et de se rendre compte que l’état de la Russie n’est pas celui qu’il croyait. Il a compris aussi que la guerre n’a pas commencé il y a trois ans par ce que Joe Biden et son équipe ont appelé « l’attaque à grande échelle et non provoquée » de la Russie contre l’Ukraine, mais qu’elle découle de l’intransigeance des États-Unis face aux propositions russes.
En réalité, si elle n’a pas commencé en 2022, son origine ne se trouve pas non plus dans le coup d’État du Maïdan, en 2014. Il faut remonter beaucoup plus loin dans le temps : en 1993 et la décision du président Bill Clinton de fonder sa politique extérieure à l’égard de la Russie sur ce qu’on a appelé la « doctrine Wolfowitz ».
Le 18 février 1992, peu après la dissolution de l’Union soviétique, Paul Wolfowitz, alors sous-secrétaire à la Défense, remettait à son supérieur, Dick Cheney, un rapport intitulé Defense Planning Guidance for the 1994–1999 fiscal years, dans lequel il prônait un monde unipolaire dominé par les États-Unis, avec cette phrase clé : « Notre premier objectif est d’empêcher la réapparition d’un nouveau rival, sur le territoire de l’ex-Union soviétique ou ailleurs[3] ». De larges extraits de ce rapport, destiné à rester secret, furent révélés par le New York Times[4], le 8 mars 1992.
À l’époque, le président George Bush père n’avait aucune sympathie pour les néoconservateurs, dont Wolfowitz faisait partie. Selon ses proches, il les surnommait « les cinglés du sous-sol » (the crazies in the basement). Le 41e président ne semblait pas considérer la défunte Union soviétique comme une menace. Il entretenait de bonnes relations avec les dirigeants soviétiques et russes. Mikhaïl Gorbatchev le tenait pour un homme de parole[5]. Ainsi, ni lui, ni Boris Eltsine ne doutaient de la réalité de la promesse occidentale (formulée aussi par le chancelier Helmut Kohl et son ministre des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher) de ne pas étendre l’Alliance atlantique « d’un pouce vers l’est » en échange de la réunification de l’Allemagne (sous l’égide de l’OTAN) et de la dissolution du Pacte de Varsovie.
Mikhaïl Gorbatchev, George H.W. Bush et James Baker (1991)
"Pas un pouce vers l'est"
Avec l’arrivée de Bill Clinton à la Maison Blanche en janvier 1993, les « cinglés » néoconservateurs sortirent du sous-sol et prirent en main la politique extérieure des États-Unis pour se battre contre un ennemi « existentiel » bien que plutôt imaginaire à l’époque : la renaissance d’une puissance russe. Premier pas du nouveau président en ce sens : rompre la promesse de son prédécesseur et élargir l’OTAN vers l’est en incorporant d’anciens pays du bloc soviétique et même trois républiques soviétiques, les pays Baltes. Le sommet de l’Alliance atlantique de Madrid (1997) accepta les candidatures de la Hongrie, de la Pologne et de la Tchéquie. Celui de Prague (2002), accepta la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie.
Entre-temps, George Bush fils était devenu président et les néoconservateurs étaient montés en grade : Dick Cheney était vice-président et Paul Wolfowitz, secrétaire adjoint à la défense sous les ordres d’un autre « faucon », Donald Rumsfeld. Un personnage auréolé de prestige politique et universitaire – qui avait pris de l’importance dans les années Clinton – était devenu une sorte de gourou des cercles « neocons » : Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter.
Dans son célèbre ouvrage géopolitique Le grand échiquier (1997), il donnait la clé pour vaincre la Russie : il voyait l’Ukraine comme le pivot stratégique essentiel pour limiter l'influence impériale de la Russie. Et il postulait : « Sans l'Ukraine, la Russie cesse d'être un empire eurasien[6]. » La cible suivante de l’OTAN était ainsi toute trouvée !
Problème : jusque-là, les populations et les classes politiques de tous les pays absorbés par l’Alliance, y compris les pays Baltes, étaient majoritairement favorables à l’adhésion. Ce n’était pas le cas de l’Ukraine. Les présidents Leonid Kravtchouk (1991-1994) et Leonid Koutchma (1994-2004) ne tenaient pas à rompre les liens avec la Russie, le principal partenaire économique de leur pays. Au contraire, ils voulaient en faire une passerelle entre l’est et l’ouest du continent européen.
Pour faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN, il fallait d’abord porter au pouvoir à Kiev un partisan affirmé de l’adhésion. Le candidat idéal fut trouvé en la personne de Viktor Iouchtchenko, un ancien gouverneur de la Banque nationale d'Ukraine (1993-1999) et ancien Premier ministre (1999-2001). Non seulement il était pro-américain et pro-européen mais, de plus, son épouse, Kateryna Tchoumatchenko, était Américaine : née à Chicago de parents ukrainiens émigrés, elle avait travaillé au Département d’État avant de retourner en Ukraine.
Il est inutile de revenir ici sur la présidentielle de 2004, les accusations de fraude, la « révolution orange » et l’élection de Iouchtchenko à l’issue d’un « troisième tour » décidé par les juges. Qu’il nous suffise de dire que les manifestations dans le centre de Kiev, sur le Maïdan, répondaient à un scénario – orchestré et financé par des fondations étatsuniennes – qui avait fait précédemment ses preuves à Belgrade et à Tbilissi (voir notre article).
Pourtant, l’élection d’un président pro-OTAN ne résolut pas le problème principal : le manque de soutien populaire à l’adhésion. En réalité, Iouchtchenko ne parvint pas à dégager une majorité aux élections législatives de 2006 et 2007 (après dissolution) et il se vit contraint de gouverner avec quatre premiers ministres en cinq ans. Il fut battu à plate couture à la présidentielle de 2010 qui vit l’élection de Viktor Ianoukovytch sur un programme de neutralité et d’équilibre entre l’Occident et la Russie.
Entre-temps, en janvier 2008, Iouchtchenko avait signé une demande de Plan d’action pour l’adhésion (MAP) à l’OTAN. Elle fut examinée lors du sommet de Bucarest, en avril de la même année, en même temps que celle de la Géorgie[7]. Alors que les États-Unis de George Bush fils poussaient à accélérer l’adhésion, la France et l’Allemagne s’y opposèrent de manière à ne pas aggraver les tensions déjà palpables avec la Russie. Cependant, le communiqué final, dans son paragraphe 23, déclarait explicitement que l’OTAN « accueillait favorablement les aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie à rejoindre l’Alliance » et affirmait que ces pays en deviendraient membres[8]. Cette formulation était une promesse claire, bien que sans calendrier précis.
Évidemment, la Russie ne resta pas sans réaction. Sous la présidence de Boris Eltsine, elle avait vu l’expansion de l’OTAN comme une menace à sa sécurité nationale et avait soulevé des objections mais, dans l’état de faiblesse du pays, ces protestations n’étaient guère audibles. Avec Vladimir Poutine, la réaction russe se durcit. En 2004, il dénonça l’élargissement comme une « provocation » et une tentative d’encercler la Russie, soulignant la proximité des forces de l’OTAN avec ses frontières.
En février 2007, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, le président russe tint un discours marquant, accusant les États-Unis et l’OTAN de menacer la stabilité mondiale par leur expansion unilatérale et leur mépris des objections de son pays. Évidemment, le sommet de Bucarest cristallisa d’autant plus la défiance que les néoconservateurs étatsuniens au pouvoir ne dissimulaient plus leur hostilité à l’égard de la Russie et affichaient une volonté affirmée d’acquérir un avantage définitif sur la Russie en démantelant la structure de sécurité qui fondait l’équilibre stratégique (dénonciations successives des traités ABM, INF et Ciel ouvert) et en installant en Europe de l’Est des éléments du National Missile Defense (NMD) destiné de plus en plus ouvertement à limiter les capacités de riposte nucléaire russes sous prétexte de protection contre des « États-voyous ».
On connaît la suite : libérée des contraintes des traités, la Russie a pu développer des armes nouvelles, notamment hypersoniques, alors que les États-Unis, avec leur complexe militaire-industriel hypertrophié et gangrené par la corruption, le lobbying et les rétrocommissions aux membres du Congrès, ont été incapables de faire les percées nécessaires.
Le plus curieux est qu’une partie des mesures des néoconservateurs contre la Russie ont été prises pendant le premier mandat de Donald Trump. Mais à l’époque, il était arrivé à la Maison Blanche sans aucune préparation sur les affaires internationales et il avait été pris en main par des « neocons » notoires comme John Bolton, Mike Pompeo ou Lindsey Graham.
Aujourd’hui, il s’est visiblement libéré de ces influences et il a tourné le dos aux politiques précédentes, y compris la sienne. Il est difficile de déterminer s’il sera en mesure de négocier la paix en Ukraine en dépit de toutes les oppositions qui se dressent contre lui, en Europe comme en Amérique du Nord, et qui veulent la poursuite de la guerre à tout prix, jusqu’à la « défaite de Poutine » !
En tout cas, il a remis les relations entre les États-Unis et la Russie sur la voie des négociations et de l’entente d’où elles n’auraient jamais dû sortir.
[1] CNN, 27 février 2025. “This will never happen. It's what started this whole thing.”
[2] The Wall Street Journal, 20 janvier 2025 (“Russia’s got big problems right now—the economy’s a mess, inflation’s through the roof, and they’re losing more than they ever thought in Ukraine. Putin’s got to see that this war is wrecking his country”).
[3] Paul Wolfowitz, Scooter Libby, Defense Planning Guidance for the 1994–1999 fiscal years, 18 février 1992. (“Our first objective is to prevent the re-emergence of a new rival, either on the territory of the former Soviet Union or elsewhere”).
[4] Patrick E. Tyler, "U.S. Strategy Plan Calls for Insuring No Rivals Develop".
[5] Conversation personnelle (1996).
[6] "Without Ukraine, Russia ceases to be a Eurasian empire."
[7] Le cas de la Géorgie est très voisin de celui de l’Ukraine. Le président géorgien Edouard Chevardnadze, pourtant pro-occidental, fut reversé par une « révolution de couleur » téléguidée par les États-Unis. Son tort : il voulait préserver la neutralité géorgienne. Il fut remplacé par Mikheil Saakachvili, partisan de l’entrée de son pays dans l’OTAN et qui présentait un profil similaire à celui de Iouchtchenko. Le sort électoral de Saakachvili en Géorgie fut similaire à celui de son homologue ukrainien et le Pays ne semble toujours pas disposé à accepter son intégration dans l’Alliance atlantique.
[8] “NATO welcomes Ukraine’s and Georgia’s Euro-Atlantic aspirations for membership in NATO. We agreed today that these countries will become members of NATO”