Faut-il plaindre Volodymyr Zelensky ? Après son pugilat – il n’y a pas d’autre mot – devant les journalistes et les caméras avec le président Donald Trump et le vice-président JD Vance, nombreuses sont les voix qui s’élèvent, essentiellement en Europe, pour dénoncer le mauvais traitement qu’il aurait subi. Il serait tombé dans un traquenard tendu par les deux gros bras de la Maison Blanche qui cherchaient à le démolir. Ce n’est pas ce qui s’est passé.
La rencontre a duré 50 minutes et on peut la voir en intégralité dans ce très long enregistrement (à partir de 2:01:30). Pendant les quarante premières minutes, la conversation est restée calme et policée. D’ailleurs la règle de ce genre d’exercice exige que les participants répondent aux questions qui leur sont posées par les journalistes sans échanger directement entre eux, ce qui limite les frictions. Dès le début, on sentait pourtant que Volodymyr Zelensky voulait aller au-delà de ce qui avait été négocié précédemment. Il a insisté en particulier sur la responsabilité de Vladimir Poutine dans le conflit en suggérant qu’il ne pouvait pas y avoir de négociations et que la Russie devrait payer. De son côté, le président Trump restait évasif en disant à plusieurs reprises « we'll see » (nous verrons). Cependant, il a clairement indiqué que les États-Unis continueraient à fournir une aide militaire. Les choses auraient pu en rester là. Mais, comme toujours, le diable est dans les détails.
La situation s’est envenimée lorsque Trump a indiqué qu’il serait difficile d’avancer vers la paix si l’on parlait du président russe avec le niveau de haine qu’affichait Zelensky : « Il a une haine immense. Et je comprends cela. Mais je peux vous dire que l’autre camp ne l’aime pas non plus. »
JD Vance est alors intervenu pour dire que Joe Biden avait traité Poutine de tous les noms et que cela n’avait mené nulle part, sinon à la guerre. Il fallait donc tenter la diplomatie. Sans doute voulait-il renforcer les propos du président tout en diluant un peu la responsabilité de l’Ukrainien. En tout cas, si attaque il y avait, elle était dirigée contre le précédent occupant de la Maison Blanche et non contre Zelensky. Il ne s’était même pas adressé à lui. Et pourtant, ce dernier, rompant avec la règle, a décidé de contredire directement Vance.
Que lui est-il passé par la tête ? Pensait-il que reprendre le vice-président allait lui permettre, par ricochet, de riposter à Trump sans l’attaquer directement ? En tout cas, il a réaffirmé qu’il était impossible de faire confiance à Poutine qui ne respectait jamais les cessez-le-feu, laissant une fois de plus entendre que les négociations étaient inutiles et qu’il fallait que les États-Unis aident l’Ukraine à poursuivre la guerre plutôt que de chercher la paix.
Notons que cet échange pour le moins houleux a duré plus de sept minutes et que le président Trump aurait pu l’interrompre d’un simple « C’est assez ! » (That’s enough), comme il l’avait fait la veille, le 27 février, en recevant le Premier ministre britannique Keir Starmer dans le même Bureau ovale. D’ailleurs, Vance lui a donné la possibilité d’y mettre un terme en disant à Zelensky : « Acceptez qu’il y ait des désaccords. Allons débattre de ces désaccords au lieu d’essayer de les exposer aux médias américains alors que vous avez tort. Nous savons que vous avez tort »
Mais Trump n’a pas saisi la perche. Au contraire, il a insisté sur les points qui l’intéressaient. Cela signifie que l’attitude de Zelensky lui a donné la possibilité de faire valoir son point de vue et, par-delà les gros titres, c’est certainement cela le plus intéressant.
D’abord, il a réglé ses comptes avec Zelensky qu’il avait précédemment traité de « dictateur sans élections » (dictator without elections) : « Vous jouez avec la vie de millions de personnes », lui a-t-il dit. « Vous jouez avec la Troisième Guerre mondiale. Vous jouez avec la Troisième Guerre mondiale. Et ce que vous faites est très irrespectueux envers ce pays, ce pays qui vous a soutenu bien plus que ce que beaucoup de gens ont dit qu’il aurait dû faire. »
Ensuite, il a pointé la responsabilité de Joe Biden. S’adressant toujours à Zelensky : « Votre pays est en grande difficulté. Vous n’êtes pas en train de gagner. Vous ne gagnez pas cette guerre. Vous avez une sacrée chance de vous en sortir grâce à nous. (…) Nous vous avons donné, par l’intermédiaire de ce président stupide, 350 milliards de dollars. Nous vous avons fourni du matériel militaire. »
Et pour finir, en répondant à une journaliste qui l’interrogeait sur la fiabilité du président russe, il a mis les points sur les « i » : « Laissez-moi vous dire, Poutine en a bavé avec moi. Il a traversé une fausse chasse aux sorcières où ils l’ont utilisé, ainsi que la Russie. La Russie, la Russie, la Russie : vous avez déjà entendu parler de cette affaire ? C’était un mensonge. C’était une tromperie impliquant Hunter Biden et Joe Biden. Hillary Clinton, le sournois Adam Schiff[1]. C’était une tromperie des démocrates. Et il a dû traverser cela. Et il l’a fait. Nous n’avons pas fini en guerre. Et il a dû le supporter. Il était accusé de toutes ces choses. Il n’avait rien à voir avec ça. C’était sorti de la chambre à coucher de Hunter Biden. Ça venait de la chambre à coucher de Hunter Biden. C’était dégoûtant. Et puis ils ont dit : "Oh, l’ordinateur portable de l’enfer [est une affaire] montée par la Russie". Cinquante et un agents[2] ! Tout cela n’était qu’une escroquerie. Et il a dû supporter tout cela. On l’accusait de toutes ces choses. »
Et d’ajouter : « Tout ce que je peux dire, c’est ceci : [Poutine] a peut-être rompu des accords avec Obama et Bush, et peut-être avec Biden. Il l’a fait peut-être. Peut-être qu’il ne l’a pas fait. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais il ne les a pas rompus avec moi. »
Quant à la conclusion, elle est claire : « Il veut un accord. Je ne sais pas s’il peut conclure un accord. (S’adressant à Zelensky :) Mais soit vous concluez un accord, soit nous nous retirons. Et si nous nous retirons, vous devrez vous battre. Je ne pense pas que ce sera joli (…) Vous n’avez pas les cartes en main. Une fois que nous signerons cet accord, vous serez dans une bien meilleure position. »
La fin de la séance illustre que le président Trump a bien mis à profit de l’échange pour régler ces quelques comptes : « Très bien. Je pense que nous en avons assez vu. Qu’en pensez-vous, hein ? Grand moment de télévision. »
Ce clash, aussi imprévisible qu’imprévu, constitue le point d’orgue d’un changement radical dans la politique des États-Unis : le président Trump abandonne la ligne d’affrontement qui a prévalu depuis les années 1990 et l’administration Clinton pour adopter une position axée sur la négociation et la diplomatie, peut-être plus conforme à l’attitude de coopération qui prévalait à la fin des années 1980, avec Ronald Reagan, George Bush père et Mikhaïl Gorbatchev.
Ce changement de paradigme mérite que l’on s’y attarde. Dans nos prochains articles, nous nous pencherons sur les événements, les idéologies, les stratégies, les politiques et les personnalités qui, depuis plus de trente ans, ont conduit le monde jusqu’au seuil de la troisième guerre mondiale.
Prochain article : « Néoconservateurs : Fin de partie ? »
[1] Aujourd’hui sénateur de Californie, il joué un rôle clé dans les enquêtes sur l'ingérence russe dans l'élection présidentielle de 2016.
[2] Le 19 octobre 2020, à moins de trois semaines de l’élection présidentielle, cinquante et un anciens hauts responsables du renseignement (dont d’anciens directeurs de la CIA comme John Brennan) ont signé une lettre publique affirmant que l’histoire de l’ordinateur portable avait « tous les signes classiques d’une opération de désinformation russe. »