États-Unis : Comme les Bourbons ?
Difficultés cognitives ou décalage temporel ?

États-Unis : Comme les Bourbons ?

« Ils n'ont rien appris, ni rien oublié » : c’est en ces termes que Talleyrand décrivait la conduite des Bourbons à leur retour d’exil en 1814, après plus de vingt ans de république et d’empire qui avaient radicalement changé la France. Ils n’étaient pas revenus dans le même pays et pourtant ils se comportaient comme s’il ne s’était rien passé. Loin de nous de vouloir comparer le président Joe Biden à Louis XVIII, ou l’administration américaine à la cour de la Restauration, mais il nous semble que, sans avoir quitté leur pays, les responsables de la Maison Blanche ne se sont pas rendu compte qu’ils ne vivaient pas dans le même monde que leurs prédécesseurs d’une autre époque.

Ils n’ont pas tiré les enseignements du fiasco de la guerre du Vietnam, ni de la défaite cuisante face aux talibans et du retrait précipité d’Afghanistan, ni de l’échec de l’intervention en Irak, ni des tentatives de déstabilisation de la Syrie. Ils ne voient pas, non plus, que leur « leadership » jadis incontesté sur ce qu’on appelait le « monde libre » est aujourd’hui rejeté par un nombre de plus en plus important de pays de la planète. Et ils ne semblent pas se poser la question de savoir pourquoi leur secrétaire d’État, Antony Blinken, est obligé d’avaler des couleuvres protocolaires non seulement en Chine, mais aussi en Turquie et en Arabie saoudite, alliés traditionnels des États-Unis jusqu’à il y a peu.

On ignore qui est le ventriloque qui superpose sa voix aux mouvements de lèvres du président américain, mais ses synapses semblent s’être figées à l’époque où le président Lyndon Johnson justifiait l’escalade au Vietnam par la théorie des dominos. En substance : si l’on n’arrêtait pas les communistes à Hanoï, ils envahiraient d’autres pays jusqu’à menacer les États-Unis.

Que nous dit aujourd’hui un Joe Biden visiblement indigné par le refus des parlementaires américains d’accepter une nouvelle dotation de 61 milliards USD pour l’Ukraine ?

« Si Poutine s’empare de l’Ukraine, il ne s’arrêtera pas là. Il est important de voir plus loin. Il va continuer. Il l’a dit très clairement. Si Poutine attaque un allié de l’OTAN – s’il continue et qu’il attaque ensuite un allié de l’OTAN – eh bien, nous nous sommes engagés, en tant que membre de l’OTAN, à défendre chaque pouce du territoire de l’OTAN. Nous aurons alors quelque chose que nous ne recherchons pas et que nous n’avons pas aujourd’hui : des troupes américaines combattant des troupes russes – des troupes américaines combattant des troupes russes s’il se déplace dans d’autres parties de l’OTAN[1]. » (Intervention du président Biden, 6 décembre 2023, Maison Blanche).

Mais lorsque, quelques heures plus tard, lors d’un briefing de presse, on demanda au porte-parole du Conseil national de sécurité, l’amiral John Kirby, d’expliciter les propos du président, il les résuma ainsi : « Les bottes américaines devraient grandement être impliquées si l’on laisse M. Poutine remporter cette victoire stratégique en Ukraine, et qu’ensuite il s’en prenne peut-être à l’un de nos alliés de l'OTAN[2]. »

La nuance est dans le « peut-être ». Pour le président, Vladimir Poutine ne saurait s’arrêter à l’Ukraine puisqu’il l’aurait dit « très clairement » (on se demande bien quand et où ?). Mais cette certitude affichée pour tenter de forcer la main des membres du congrès ne peut évidemment pas tenir face à l’esprit affûté de la presse de la Maison Blanche. D’un côté, l’administration américaine explique que l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est nécessaire pour la protéger grâce à l’article 5 de la Charte qui prévoit une défense collective contre toute agression à l’égard d’un membre de l’Alliance, ce qui implique que la Russie serait dissuadée d’attaquer. Mais de l’autre côté, on affirme que ce diable de Poutine ferait fi de ce même article 5 pour se lancer à l’assaut de l’OTAN… D’où la nécessité pour les rares personnes qui réfléchissent encore un peu à Washington d’envoyer l’amiral Kirby pour torpiller – maladroitement – le narratif qui s’installait : « si l’Ukraine perd, les États-Unis interviendront ».

Évidemment, il est clair aujourd’hui que les États-Unis ne peuvent pas intervenir parce qu’ils n’en ont pas les moyens matériels. Sur le sol européen les bottes des soldats américains et celles de leurs alliés seraient insuffisantes pour mener une guerre de haute intensité et l’on subodore que, sur le terrain, les armées otaniennes feraient beaucoup moins bien que leurs homologues ukrainiens. Mais il est encore plus limpide que les intentions du gouvernement russe ne sont pas d’attaquer les pays de l’OTAN et que, sans la duplicité et la bêtise des Occidentaux, ils n’auraient même pas attaqué l’Ukraine.

Pendant sept ans, depuis 2015, Moscou a attendu l’application des accords de Minsk qui garantissaient que les régions de Donetsk et de Lougansk resteraient ukrainiennes en échange de l’autonomie. Face à la montée en puissance de l’armée ukrainienne, en 2021, la Kremlin a fait des propositions pour garantir la sécurité dans l’est de l’Europe, dédaigneusement ignorées par la Maison Blanche. En mars 2022, à Istanbul, la Russie et l’Ukraine étaient parvenues à négocier un accord de paix (particulièrement favorable pour Kiev de l’aveu même du principal négociateur ukrainien). Accord sabordé par les États-Unis et les Britanniques moyennant la promesse d’un soutien militaire total à Kiev et de l’effondrement rapide de la Russie à cause des sanctions occidentales[3].

Bref, l’évidence montre que les Américains voulaient la guerre par Ukrainiens interposés et que les Russes cherchaient un arrangement pour l’éviter. Stupidement, la Maison Blanche a vu dans cette attitude la confirmation que la Russie était faible.

Aujourd’hui, même si l’administration américaine refuse de l’admettre clairement, chacun sait que l’Ukraine ne peut pas gagner quelles que soient les quantités d’armes et d’argent qui seront allouées à Kiev[4]. Le général Valeri Zaloujny, le commandant en chef de l’armée ukrainienne, a adressé au secrétaire à la Défense américain Lloyd Austin, le 4 octobre, une demande de 17 millions d’obus divers, notamment de 155 mm (bien plus que la quantité de telles munitions disponibles aujourd’hui dans le monde) et de 350 milliards USD. Tel serait le prix, totalement irréaliste, à payer pour renverser le sort des armes. On comprend bien qu’il ne s’agit que d’un moyen de rejeter sur autrui la responsabilité de l’échec : « C’est la faute des Ukrainiens qui n’ont pas appliqué les plans géniaux concoctés par l’OTAN ! » dit-on à Washington. « C’est la faute des Occidentaux qui n’ont pas fourni toute l’aide dont nous avions besoin ! » réplique-t-on à Kiev. Mais cela n’augure rien de bon, ni pour Joe Biden (quels que soient ses ventriloques), ni pour Volodymyr Zelensky. La paix ne pourra venir que d’un changement de pouvoir à Kiev. Mais les bandéristes, eux, poursuivront le combat quoi qu’il advienne,

Quant aux Européens, imprudents d’avoir lié leur sort aux lubies de Washington, ils n’auront d’autre recours que de chercher les moyens de se rabibocher avec la Russie (et ses soutiens de l’OPEP) pour bénéficier à nouveau de cette énergie bon marché qui seule rend possible un décollage économique.

 

 

[1] “If Putin takes Ukraine, he won’t stop there. It’s important to see the long run here. He’s going to keep going. He’s made that pretty clear. If Putin attacks a NATO Ally — if he keeps going and then he attacks a NATO Ally — well, we’ve committed as a NATO member that we’d defend every inch of NATO territory. Then we’ll have something that we don’t seek and that we don’t have today: American troops fighting Russian troops — American troops fighting Russian troops if he moves into other parts of NATO.

[2] “American boots would very much have to be involved if Mr.  Putin is let to — have this strategic victory in Ukraine, and then perhaps goes after one of our NATO Allies.”

[3] Brave New Europe, 10 novembre 2023, « Peace For Ukraine – The disastrous derailment of early peace efforts to end the war in Ukraine ».

[4] En ce qui concerne les armes, on sait qu’il y en a peu de disponibles (sauf un effort colossal de l’industrie militaire occidentale). Quant à l’argent, il sert surtout à arroser les industriels de l’armement américains et les politiciens qui reçoivent de leur part d’abondantes rétrocommissions pour le financement de leurs campagnes, à permettre aux oligarques et aux officiels ukrainiens de se préparer de confortables retraites dorées et, accessoirement, à combler les trous du budget ukrainien.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique