Décembre est une période propice aux contes de fin d’année, ces belles histoires qui commencent par un drame et se terminent toujours bien grâce à l’esprit de Noël, un coup de pouce du destin, un petit miracle, la bienveillance et la paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Or, justement, de tels hommes, le célèbre journaliste américain Seymour Hersh en a trouvé deux, et pas n’importe lesquels, des généraux d’armée, s’il vous plaît ! D’un côté, le commandant en chef ukrainien Valeri Zaloujny et, de l’autre, le chef de l’état-major général russe Valeri Guerassimov. Conscients que la guerre est dans l’impasse, les deux Valeri négocieraient en secret un accord de paix pour mettre fin à l’hécatombe.
Selon les sources de M. Hersh, l’idée serait la suivante : la Russie conserverait la Crimée et les quatre provinces rattachées l'année dernière (Donetsk, Lougansk, Zaporojie et Kherson). En retour, la Russie accepterait l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. Les interlocuteurs du journaliste précisent que le président Vladimir Poutine ne s’opposerait pas à ce plan et que le principal obstacle serait son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky.
Avant d’expliquer pourquoi cette histoire est aussi belle mais improbable que le Miracle sur la 34e rue,[1] rappelons que c’est, dans les grandes lignes, la solution avancée par certains néoconservateurs américains pour « geler » le conflit. Le 23 novembre, dans notre article Guerre en Ukraine : Zelensky, l’empêcheur de négocier en rond ?, nous écrivions : « L’un des plans qui, selon les "neocons", aurait le plus de chances de sauvegarder les intérêts otaniens serait le suivant : Kiev céderait à la Russie la Crimée et les quatre régions qui ont été intégrées dans la Fédération et, en compensation, les Occidentaux feraient entrer dans l’OTAN l’Ukraine dans ses nouvelles frontières. »
Il est difficile de dire pourquoi Seymour Hersh accorde du crédit à cette thèse et imagine que le président Poutine pourrait l’accepter. Peut-être parce que les Occidentaux en général et les Américains en particulier pensent que le but des Russes est simplement de récupérer des territoires et non de garantir la sécurité de leurs frontières. Peut-être aussi parce que les sources en question ont été intoxiquées par les néoconservateurs qui ont fini par croire dur comme fer à leur plan de la dernière chance et se révèlent particulièrement persuasifs…
Pour être plausible, toute histoire doit contenir un fond de vérité et il faut dire que des contacts entre les états-majors russe et ukrainien ont lieu depuis le début de la guerre, mais il s’agit de négocier des échanges de prisonniers et le rapatriement des morts récupérés sur le terrain par chaque camp. De plus, on sait par leurs subordonnés que les généraux Guerassimov et Zaloujny se connaissent depuis plusieurs années et se respectent. Tout romancier un tant soit peu habile peut construire une belle histoire à partir de ces maigres indications.
Pourtant, celle qui nous est narrée n’est pas très crédible. D’abord, M. Hersh reconnaît lui-même que les relations entre le général Zaloujny et Volodymyr Zelensky sont exécrables. Cela implique que tout ce que le commandant en chef pourrait négocier se heurterait à une fin de non-recevoir de la part du président pour les raisons que nous exposions dans l’article déjà cité.
Le deuxième point est encore plus rédhibitoire : on prétend que Vladimir Poutine ne s'opposerait pas à l’entrée dans l’OTAN de ce qui resterait de l’Ukraine, alors que l’opération militaire spéciale a été déclenchée pour obtenir la neutralité du pays et la sauvegarde des populations russes et russophones. Il semble hautement improbable que la Russie accepte une telle possibilité, même si elle est assortie de l’engagement de la part de l’OTAN de ne pas installer de bases ou d’armements offensifs en Ukraine. Les Russes savent bien ce que valent les accords signés par les Occidentaux et ils seraient d’autant moins enclins à revoir leur position que les néoconservateurs américains – dont l’intelligence ne semble pas être une caractéristique première – disent à qui veut bien les entendre que ce plan est destiné à gagner du temps pour permettre aux États-Unis et à l’OTAN de se réarmer.
Le troisième point est que l’« impasse » des combats se trouve dans la tête des Occidentaux qui sont toujours persuadés que la Russie ne peut pas gagner. Ils croient qu’elle a peut-être suffisamment de forces pour maintenir la ligne de front mais pas pour percer décisivement les défenses ukrainiennes. En revanche, lorsque le général Zaloujny parlait d’« impasse », il voulait clairement dire que l’armée ukrainienne n’avait plus de marge de manœuvre. En réalité, l’armée russe ne semble pas ralentir ses opérations alors que l’Ukraine est obligée de dégarnir certaines zones du front pour renforcer celles qui sont sous la pression ennemie.
Pour finir, d’un point de vue diplomatique et politique, un accord prévoyant l’entrée dans l’OTAN de l’Ukraine dans ses nouvelles frontières ne pourrait être conclu qu’avec la participation de l’Alliance atlantique elle-même, ce qui n’est visiblement pas le cas.
Quant à la position de Moscou, elle n’a pas changé, comme l’a indiqué le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, le 1er décembre dernier lors de la conférence de presse qu’il a tenue à l’issue de la réunion des ministres de l’OSCE à Skopje (Macédoine du Nord) : « Nous ne voyons aucun signal de la part de Kiev ou de ses maîtres sur leur volonté de rechercher un quelconque règlement politique ». Et il ajoutait, plus loin : « Nous ne voyons aucune raison pour laquelle nos objectifs devraient être révisés ».
Ces éléments ne peuvent qu’induire un doute substantiel sur l’idée que des négociations selon le schéma avancé par M. Hersh seraient en cours. Il est difficile de dire comment le journaliste, célèbre pour la fiabilité de ses sources, a pu se laisser berner, mais l’une des conséquences est que la presse russe s’est fait une joie de reprendre le texte en question pour creuser un peu plus les divisions entre le président Zelensky et son commandant en chef qui, aux yeux des nationalistes ukrainiens, passe maintenant pour un traître qui négocie en secret avec l’ennemi.
Il est peu probable que Seymour Hersh ait voulu cela, mais on ne peut écarter l’idée que des sources mal intentionnées, à Kiev, aient confirmé – directement ou non – la théorie que lui vendaient ses interlocuteurs américains.
[1] Ici, il s’agirait plutôt de la 43e rue où se trouvait le siège du New York Times avant son déménagement en 2007.