Dans nos précédents articles, « L’inquiétude gagnerait-elle Washington ? » (3 et 6 novembre) et « Zelensky, l’empêcheur de négocier en rond ? » (23 novembre), nous expliquions le dilemme de l’administration américaine qui aimerait bien geler le conflit en Ukraine de manière à gagner du temps pour reconstituer les forces de l’OTAN, et le problème posé par l’entêtement du président Volodymyr Zelensky qui tient à poursuivre le combat jusqu’à un hypothétique retour du pays aux frontières de 1991. Or, comme les États-Unis ont répété à qui voulait les entendre que « Putin has already lost… anyway » et que c’était au pouvoir ukrainien de déterminer les conditions d’éventuelles négociations, il est difficile à Washington de se substituer à Kiev pour prendre l’initiative de pourparlers.
Nous suggérions que l’administration américaine[1] pourrait avoir une voie de sortie en engageant avec la Russie un dialogue sur les armes nucléaires et l’équilibre stratégique et en l’élargissant éventuellement, en fonction des progrès obtenus dans ce domaine, aux questions de sécurité en Europe. À condition que le Kremlin soit d’accord et que les États-Unis (et leurs alliés de l’OTAN) présentent des garanties de sécurité suffisantes.
Un article publié hier, le 29 novembre, sur le site de Responsible Statecraft reprend mes arguments et mes interrogations en apportant des idées intéressantes. L’auteur, Anatol Lieven, directeur du programme Eurasie au Quincy Institute et ancien professeur au King's College de Londres, estime que « le rôle de Biden dans la paix en Ukraine est désormais clair ».
Il constate, pour commencer, que la guerre n’est pas seulement dans l’impasse (comme le prétend le général Valeri Zaloujny), mais que la Russie possède « d'énormes avantages ». Les graves déséquilibres dans les industries militaires américaines et européennes ont permis aux Russes de prendre un ascendant qui risque de perdurer. De plus, rien ne garantit que l'aide occidentale se maintiendra à des niveaux suffisants pour permettre à l'Ukraine de poursuivre le combat avec succès. En tout cas, pour lui, il n'y a « aucune perspective réaliste que l'Ukraine puisse améliorer sa position actuelle sur le champ de bataille ». Donc, pour préserver les 80 % du territoire ukrainien qui ne sont pas contrôlés par la Russie, un cessez-le-feu et des négociations deviennent « de plus en plus nécessaires ».
Le professeur Lieven estime – comme nous – que même si l'administration Biden conseille en privé au gouvernement ukrainien d'entamer des pourparlers, il est particulièrement difficile aux autorités de Kiev de le faire : le président Zelensky devrait revenir sur ses déclarations répétées selon lesquelles il ne négociera pas avec Vladimir Poutine. Sans compter que « les groupes ultranationalistes sont farouchement opposés à tout compromis ».
Dans ces conditions, Washington ne devrait pas « reporter toute initiative diplomatique après la prochaine élection présidentielle américaine, dans près d'un an, dans l'espoir que les forces ukrainiennes et l'aide américaine tiendront aussi longtemps, et ainsi éviter une volte-face embarrassante au milieu de la campagne électorale ».
Pourtant, selon l’auteur, seul l'engagement total des États-Unis dans le processus de paix peut donner aux négociations une chance d'aboutir. Car seule l’administration américaine peut, d’un côté, exercer une pression suffisante sur le gouvernement ukrainien tout en lui offrant des garanties de sécurité raisonnablement crédibles ; et, de l’autre, offrir au Kremlin des compromis sur des questions plus larges d'importance vitale pour la Russie.
Ainsi, écrit-il, « à la table des négociations (…) il faudra s'assurer que Washington est prêt à discuter sérieusement d'un règlement final impliquant la neutralité de l'Ukraine (bien sûr, y compris des garanties de sécurité internationales), la limitation mutuelle des forces en Europe, la levée des sanctions et une certaine forme d'architecture de sécurité européenne inclusive pour réduire le danger de nouvelles guerres à l'avenir ».
Évidemment, il sera extrêmement difficile à Washington de lancer un tel processus, car cela reviendrait à se dédire des promesses de victoire ukrainienne et à ravaler les affirmations répétées selon lesquelles la Russie avait perdu. Le professeur Lieven avance ici une solution originale : « L'administration aura donc besoin d'une aide extérieure pour s'engager dans des pourparlers de paix avec la Russie. [Elle] devrait donc tendre la main en privé à l'Inde, au Brésil et à d'autres pays leaders du "Sud global" et les exhorter à lancer un appel collectif fort à un cessez-le-feu et à des pourparlers de paix. En entamant des pourparlers, Washington pourrait alors se présenter comme s'inclinant devant la volonté de la majorité mondiale. »
Anatol Lieven est conscient que cela ne sera facile, et qu’il y aura « une forte tentation, à Washington, de laisser glisser les choses dans l'espoir que quelque chose se produira pour permettre à la diplomatie américaine de s'en tirer ». Il prévient néanmoins qu’une telle attitude serait « une erreur tragique et une trahison des intérêts vitaux de l'Ukraine et des États-Unis ».
Et il conclut : « La trajectoire actuelle de la guerre est celle du désastre. Seuls les États-Unis peuvent changer cette trajectoire, mais ils auront besoin de beaucoup d'aide de la part de leurs amis. »
Évidemment nous rejoignons ce point de vue, mais non sans avoir une pensée pour Henry Kissinger, qui vient de s’éteindre, et pour son terrible aphorisme selon lequel être l’ennemi des États-Unis est dangereux mais être son ami peut se révéler fatal !
[1] Étant donné l’apparence physique et mentale du président, il est peu crédible que ce soit Joe Biden lui-même qui prenne les décisions.