Que faire de Volodymyr Zelensky ? À Washington, à Bruxelles, siège à la fois de l’Union européenne et de l’OTAN, dans les autres capitales occidentales, on se pose cette question sans trouver, pour le moment, de réponse. Ou plutôt, si ! On imagine bien ce qu’il conviendrait de faire, mais on n’ose pas formuler l’idée et encore moins la mettre en pratique. Comment se débarrasser ce celui que l’on célébrait naguère comme le champion de la liberté et de la démocratie, le Winston Churchill du xxie siècle ? Et même comme le nouveau Saint Georges qui, armé de la lance blindée de l’OTAN, allait terrasser le dragon Poutine.
Seulement voilà : la lance s’est brisée sur la cuirasse du dragon qui n’était pas une figure en carton-pâte avec une armée de va-nu-pieds décérébrés commandée par des fous ou des idiots. En Occident comme en Ukraine, on en prend conscience et on se lance à la recherche de coupables. Les dirigeants de Kiev expliquent à qui veut bien les entendre que leurs partenaires de l’OTAN n’ont pas tenu leurs promesses en dotations d’armement : ils n’ont livré que trop peu de matériel, trop tard et de médiocre qualité. Surtout, malgré leurs demandes répétées, ils n’ont pas obtenu un seul chasseur F-16, ce qui, évidemment, aurait changé la donne ! De leur côté, les Occidentaux répliquent que les Ukrainiens n’ont pas tenu compte des conseils de l’OTAN, que Zelensky a fait une fixation sur Bakhmout et divisé son armée en détournant dans de vaines attaques des forces qui auraient été plus utiles dans la contre-offensive du côté de Zaporojie.
Persévérer dans son erreur… mais à ce point ?
Toutefois, chacun sait bien que la faute originelle est d’avoir sous-estimé la Russie. Même les néoconservateurs américains commencent à le reconnaître. Les articles se multiplient dans la presse anglo-saxonne pour mettre en évidence l’échec de la stratégie de départ qui comptait trop sur la faiblesse de Moscou, la puissance de l’armée ukrainienne et l’effet dévastateur des sanctions. Comme le met en évidence Larry Johnson, ancien officier de la CIA et responsable de l’antiterrorisme au département d'État, certaines personnalités éminentes du courant de pensée qui a entraîné les États-Unis et l’Ukraine dans le bourbier où ils se trouvent se sont enfin réveillés de la pensée magique et commencent à comprendre « que le projet ukrainien tourbillonne dans les toilettes ».
Cela ne signifie pas pour autant que les « neocons » ont renoncé à leurs plans. Leur leitmotiv demeure « Delenda est Ruthenia[1] » et si ce n’est pas possible aujourd’hui, expliquent-ils, cela le sera demain. Dans un article du Wall Street Journal, le 16 novembre dernier, Eugène Rumer et Andrew Weiss, tous deux anciens de la RAND Corporation, expliquent leur plan pour parvenir à l’objectif final : isoler la Russie tout en œuvrant pour renforcer les capacités de dissuasion et de défense de l'OTAN, notamment par un réinvestissement soutenu des États-Unis et de l'Europe dans le secteur militaro-industriel.
Évidemment, comme nous l’avons indiqué dans nos précédents articles, cette stratégie ne peut fonctionner que si l’Occident reconstitue le potentiel militaire ukrainien pour qu’il puisse servir, une nouvelle fois, de fer de lance à de futures offensives. Dans cette optique, l’intérêt de Washington et de ses alliés est d’empêcher l’effondrement total de l’armée ukrainienne. Or, les possibilités de transfert à Kiev de nouveaux matériels pour tenir le front, déjà limitées avant l’attaque du Hamas en Israël, le 7 octobre dernier, le sont encore plus depuis. Sans compter que la Chambre des représentants a bloqué, au moins jusqu’à la fin de l’année, tout financement demandé par la Maison Blanche pour l’Ukraine. Donc, faute de nouveaux moyens militaires et financiers, il devient urgent de geler le conflit, c’est-à-dire de négocier[2].
Or, c’est précisément ce que le président Zelensky refuse de faire.
Zelensky, jusqu’au bout…
L’attitude du président ukrainien semble donner raison à certains de ses proches qui, comme ils l’ont confié à un journaliste de Time, le voient « entêté » et même « délirant ». En tout cas, il ne veut pas en démordre : il va gagner la guerre. Hors de question de négocier tant que l’armée russe n’aura pas quitté l’ensemble du territoire ukrainien dans les frontières de 1991, y compris la Crimée. D’ailleurs, en octobre 2022, il a signé un décret interdisant les pourparlers avec la Russie tant que le président Vladimir Poutine resterait au pouvoir.
En ce moment, contre l’avis de ses généraux mais avec le soutien des groupes ultranationalistes et bandéristes qui l’entourent, il envisage la mobilisation générale, y compris des étudiants, des femmes et des jeunes de 18 ans (ceux de plus de 16 ans ont l’interdiction de quitter le territoire ukrainien). Question : avec quels armements les envoyer au front ? Ceux que l’OTAN peut difficilement fournir ? Ceux que l’Ukraine ne peut pas produire ? Il y a plus d’un an, on prétendait sur les plateaux de propagande des chaînes d’information en continu que les soldats russes montaient au combat avec pour seules armes des pelles de sapeur… Est-ce la réalité promise aux futures recrues ukrainiennes ?
Nous avons toujours considéré qu’il fallait se méfier des articles et des livres qui prétendaient entrer dans la tête de tel ou tel personnage ou personnalité car ils révélaient surtout ce qu’il y avait dans le cerveau de leurs auteurs. Ne nous lançons pas dans des spéculations sur ce que pense Volodymyr Zelensky mais contentons-nous d’aligner quelques faits.
Voilà donc un homme, un comédien, qui a été élu président de son pays en 2019 avec 73 % des suffrages exprimés[3] sur la promesse de lutter contre la corruption endémique et de mettre fin aux combats dans le Donbass en appliquant les accords de Minsk. Avant l’élection, la presse occidentale unanime le donnait pour un clown sans aucune chance de battre le seul candidat sérieux, le président sortant et oligarque Petro Porochenko qui bénéficiait du soutien de tout ce que le pays comptait de nationalistes antirusses, notamment en Galicie, et qui passait aussi pour le favori des États-Unis et de l’Union européenne.
Une fois investi, les belles promesses de la campagne furent oubliées après quelques mois de tergiversations : entre-temps, Zelensky était passé sous le contrôle des ultranationalistes et des bandéristes qui lui avaient mis un pistolet sur la tempe (ce n’est pas forcément une allégorie) pour l’obliger à changer de politique. Et cela sous le regard bienveillant – et même le soutien – des Occidentaux qui ne tenaient pas à voir tomber à l’eau leurs plans de mise à genoux de la Russie par l’intermédiaire de l’Ukraine.
Trois ans plus tard, la nouvelle armée ukrainienne entraînée par l’OTAN était prête à se lancer à l’assaut des autonomistes du Donbass et de la Crimée (en février 2021, Zelensky avait signé un décret sur « la désoccupation et la réintégration » de la péninsule). Pourtant, en dépit des pressions antirusses qu’il subissait – et du lavage de crâne des Occidentaux qui lui promettaient tout l’appui nécessaire – le président ukrainien semblait conserver une certaine lucidité. Il n’était pas encore devenu le Churchill du Dniepr, reçu et adulé par toutes les élites occidentales et invité à la table des plus grands.
Tout de suite après le lancement de l’« opération militaire spéciale », dans les premiers jours de mars 2022, Zelensky montra sa volonté de mettre fin à la guerre en engageant des négociations avec la Russie. Il était prêt à préserver l’existence de son pays et de son peuple en échange de la neutralité (qui impliquait l'abandon du rêve d'appartenance à l'OTAN), de la reconnaissance que la Crimée était russe et de l’autodétermination des deux républiques autoproclamées du Donbass.
L’accord finalisé devait être signé début avril 2022 à Istanbul, mais les États-Unis et le Royaume-Uni, tels des diables sortant d’une boîte, s’y opposèrent. Le premier ministre britannique d’alors, Boris Johnson, fut dépêché de toute urgence à Kiev. Selon des sources américaines, il aurait déclaré à Zelensky que « Poutine devait faire l'objet de pressions, pas de négociations » et que l’Occident ne voulait pas d’accords avec la Russie. De plus, les Occidentaux étaient prêts à tout pour que l’Ukraine gagne la guerre. Zelensky a donc renoncé à la paix en échange de la promesse que les États-Unis et l'OTAN seraient derrière lui « for as long as it takes » selon la formule mille fois répétée.
Ainsi, plus que la schizophrénie de Zelensky, c’est l’impréparation et l’incohérence des dirigeants occidentaux qu’il faut mettre en cause : lorsque le président ukrainien est prêt à négocier on lui dit qu’on va lui fournir toutes les armes dont il aura besoin. Et, après quelque 500 000 morts et la perte de près de 20 % de son territoire, on lui annonce qu’il n’y a plus d’armes et qu’il faut négocier. Comme disait, en substance, l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissiger : « Il est dangereux d’être l’ennemi des États-Unis, mais être leur ami peut être fatal. »
Quelle issue ?
Aujourd’hui, Zelensky ne veut pas négocier et il ne veut pas quitter le pouvoir tant que la guerre ne sera pas gagnée. En ce sens, il a annoncé le report de l’élection présidentielle qui devait se tenir en mars 2024. Il a le soutien des bataillons armés extrémistes qui l’entourent et le protègeront tant qu’il poursuivra le combat.
Les Américains ont besoin de négocier pour geler le conflit et obtenir la pause qui leur permettrait de reconstituer leurs forces. L’idéal pour eux serait que le nouveau Churchill, redevenu le simple paillasse qu’il était, se retire sans faire de bruit pour laisser sa place à un militaire capable d’ouvrir des négociations, comme le général Valeri Zaloujny, le commandant en chef de l’armée, qui disposerait de la volonté et, le cas échéant, des forces nécessaires pour tenir tête aux extrémistes et aux bandéristes.
Si les élections avaient effectivement lieu dans quatre mois, il est probable que Zaloujny l’emporterait haut la main face à Zelensky, aujourd’hui discrédité. Dans le cas où le scrutin serait repoussé, voire annulé, les Occidentaux devraient envisager la tâche – ô combien ardue ! – de persuader le président sortant de se retirer, d’abandonner le pouvoir pour prendre une retraite dorée et bénéficier de ses résidences à l’étranger et de la fortune que les Pandora Papers révélaient déjà avant le début de la guerre. C’est sans doute l’hypothèse la plus probable.
Autrement, il faudrait envisager des solutions plus radicales. À commencer par un coup d’État militaire, « en douceur » ou non. Il est cependant peu probable, sauf situation extrême, que les généraux opposés à Zelensky envisagent une telle solution qui présenterait le risque majeur de lancer une guerre interne et de permettre à la Russie d’acquérir des avantages décisifs sur le front.
La possibilité d’une révolte populaire, un « Maïdan-3 » comme l’a dit Zelensky lui-même, n’est pas à exclure. Mais qu’il se fasse à l’instigation de la Russie, comme le prétend le président ukrainien, ou qu’il soit du fait d’une population excédée, il ne fait guère de doute qu’un tel mouvement serait étouffé dans l’œuf et dans la violence par les formations militaires ultranationalistes.
Il reste enfin l’hypothèse, heureusement peu probable, d’une élimination physique. Dans l’article de Time cité plus haut, Zelensky est qualifié de « suicidaire » par l’un de ses proches. Or, curieusement, le président a peut-être ouvert la possibilité d’un attentat, consciemment ou non, en confiant dans une interview qu’il avait échappé à au moins cinq tentatives d’assassinat de la part des Russes, ou peut-être six, car il avait perdu le compte[4]. Il est clair qu’après cela, s’il lui arrivait quelque chose, l’Occident collectif condamnerait unanimement Vladimir Poutine avant même toute enquête indépendante, comme d’habitude.
[1] La Russie doit être détruite.
[2] L’un des plans qui, selon les « neocons », aurait le plus de chances de sauvegarder les intérêts otaniens serait le suivant : Kiev céderait à la Russie la Crimée et les quatre régions qui ont été intégrées dans la Fédération et, en compensation, les Occidentaux feraient entrer dans l’OTAN l’Ukraine dans ses nouvelles frontières. Cependant, pour des raisons évidentes, la Russie n’accepterait aucun accord qui ne contiendrait pas 1) la neutralisation d’au moins la partie centrale de l’Ukraine (les Occidentaux pouvant faire ce qu’ils veulent de la Galicie) et 2) de sérieuses garanties qui empêcheraient une mascarade comme celle des accords de Minsk : l’Occident préparant sa revanche derrière de vaines promesses de sécurité.
[3] Revenir sur son arrivée en politique et la campagne de communication qui a précédé son élection dépasse le cadre de cet article et je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre : L’Ukraine, une histoire entre deux destins. Pour ceux qui trouvent curieux qu’un candidat venu de nulle part parvienne à remporter l’élection, je rappellerai que deux ans plus tôt, en France, un phénomène similaire s’était produit dans les conditions que l’on connaît.
[4] Cela contredit le témoignage du premier ministre israélien d’alors, Naftali Bennet, à qui le président russe avait promis, lors d’une tentative de médiation après le début du conflit, qu’il ne ferait pas tuer Zelensky.