États-Unis-Russie : L’inquiétude gagnerait-elle Washington ? (Seconde partie)
Une guerre dans l'impasse ? Ou perdue ?

États-Unis-Russie : L’inquiétude gagnerait-elle Washington ? (Seconde partie)

Comme nous l’avons vu dans la première partie de notre article, grâce à ses armes hypersoniques qui éliminent l’avantage que les États-Unis pensaient acquérir avec leur bouclier antimissile, la Russie est parvenue à attirer l’attention de Washington sur la nécessité de reprendre un dialogue destiné à rétablir l’équilibre stratégique, mais à condition qu’il s’accompagne de négociations sérieuses sur la construction d’une nouvelle structure de sécurité en Europe et au-delà. Évidemment, cela ne peut que passer par la résolution du conflit en Ukraine.

Désormais, l’idée que la contre-offensive ukrainienne tant vantée est un échec fait son chemin dans toute la presse occidentale. On commence de même à reconnaître que, pour Kiev, la guerre est dans une impasse. Certains milieux politiques et organes de presse – principalement aux États-Unis, beaucoup moins en Europe – estiment même qu’elle est perdue.

Quand le réel finit par s’imposer

Au cours des derniers jours, plusieurs articles et interviews ont dressé un panorama plutôt apocalyptique de la situation. Ainsi, le 30 octobre, dans le magazine Time, Simon Shuster rapporte les propos de Volodymyr Zelensky qui, dans un entretien crépusculaire, affirme « Personne ne croit à la victoire autant que moi ! ». Cette phrase sert d’ailleurs d’exergue à la couverture du magazine avec le mot « Personne » surdimensionné, ce qui semble laisser entendre que le président ukrainien est désormais seul. Ce sentiment est d’ailleurs confirmé par certains de ses proches conseillers qui le voient « entêté », « suicidaire » et même « délirant ». Les réseaux sociaux ne s’y sont pas trompés en multipliant les références à l’excellent film d’Oliver Hirschbiegel, Der Untergang (La Chute), qui relate les dernières heures d’Hitler dans son bunker.

Quarante-huit heures plus tard, c’était au tour de l’hebdomadaire britannique The Economist de donner la parole au général Valery Zaloujny. Le commandant en chef de l’armée ukrainienne abandonne le ton positif, voire triomphaliste, qui était précédemment de rigueur pour avouer que la situation est dans « l’impasse » et que les perspectives sont mauvaises à moins de livraisons massives d’équipements (dont les Occidentaux ne disposent plus) ou d’un « saut technologique massif ». En d’autres termes, l’intervention d’un deus ex machina improbable (ou d’une escalade nucléaire ?).

Ces articles publiés dans des organes de presse acquis à la cause ukrainienne laissent clairement entendre un changement d’humeur d’une partie de l’opinion et des élites anglo-saxonnes qui estiment qu’il serait temps d’engager des négociations. Comme le posait le 29 octobre dernier, The National Interest, « sur l’Ukraine, la question n’est pas qui l’a commencé, mais qui va la finir ».

Dans ce sens, le 3 novembre, le site NBCNews a rapporté que, selon ses sources, « des responsables américains et européens abordent le sujet des négociations de paix avec l’Ukraine. Les conversations portent sur les grandes lignes de ce à quoi l’Ukraine pourrait devoir renoncer pour parvenir à un accord avec la Russie ». Rappelons que, jusqu’à présent, les deux conditions principales posées par l’Ukraine étaient que Vladimir Poutine ne soit plus au pouvoir et que l’armée russe se retire de tous les territoires rattachés, y compris la Crimée.

Les Occidentaux se rendent enfin compte que les Ukrainiens doivent sortir de la logique du « tout ou rien » – inspirée au départ par Washington – si l’on veut trouver un moyen de sortir de la crise.

Sortie de crise ? Mais laquelle ?

Même si l’on sait désormais que chaque jour qui passe aggrave la situation de l’armée ukrainienne, il ne semble pas que les Occidentaux soient vraiment disposés à accepter une défaite. Les encore timides incitations à pousser l’Ukraine à négocier ne semblent pas destinées à obtenir une paix durable, mais simplement à gagner du temps, comme en 2014.

Pour s’en convaincre, il suffit de constater la volonté de la Maison Blanche de continuer à financer non pas l’Ukraine, mais la guerre en Ukraine. Ces dernières semaines, en raison de batailles politiques puis du conflit en Israël, la Chambre des représentants n’a pas été en mesure de voter la rallonge budgétaire demandée par le président Joe « for God’s sake » Biden, mais l’administration américaine n’a pas dit son dernier mot. Lors d’un point de presse, le 26 octobre, le porte-parole du Conseil de sécurité nationale, John Kirby, renouvelait devant les correspondants de la Maison Blanche le mantra tant répété :

« Nous nous efforçons de faire en sorte que l’Ukraine dispose de l’équipement dont elle a besoin pour défendre son territoire. Pas plus tard qu’aujourd’hui, vous l’avez peut-être remarqué, nous avons annoncé un autre paquet d’assistance à la sécurité, qui comprend des capacités de défense aérienne, des missiles antichars Javelin, plus de munitions d’artillerie et plus de munitions pour le système de roquettes d’artillerie à haute mobilité, également connu sous le nom de HIMARS. »

De son côté, l’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse[1] de l’administration, le secrétaire à la défense Lloyd « Raytheon » Austin mentait comme un arracheur de dents (sous serment) devant un comité du Sénat des États-Unis, le 31 octobre, en affirmant que les forces armées ukrainiennes poursuivaient leur offensive et continuaient à gagner du terrain. Mais il prévenait les sénateurs que s’ils coupaient le financement à l’Ukraine, le président Poutine gagnerait la guerre. « Je peux vous garantir que sans notre soutien, Poutine réussira. »

Cet état d’esprit est également présent en Europe. Le 29 octobre, le ministre fédéral allemand de la Défense, Boris Pistorius, déclarait sur la chaîne de télévision ZDF, qu’il fallait poursuivre le soutien à l’Ukraine. Il ajoutait que l’armée et la société allemandes devaient se préparer à une future guerre en Europe occidentale. Selon lui, « dans trois, quatre ou cinq ans, la Bundeswehr sera complètement différente[2] ».

Passons sur le côté whishful thinking de cette prophétie. On peut en déduire, sans beaucoup de chances de se tromper, que les Allemands et leurs alliés cherchent des solutions qui permettraient de geler le conflit en attendant que les Ukrainiens et les membres de l’OTAN reprennent des forces et reconstituent leurs armées. En d’autres termes : s’inspirer du précédent créé par Angela « Täuscherin » Merkel et François « Pignon » Hollande avec les accords de Minsk pour embobiner une nouvelle fois la Russie.

La Russie n’est pas pressée

Le problème est que le Kremlin sait désormais à quoi s’en tenir et, surtout, qu’il n’est pas pressé. La Russie sait depuis longtemps qu’elle a pris le dessus dans la guerre et que c’est irréversible. Faute de moyens, les pays occidentaux ne sont plus en mesure de renverser la situation. Avec le manque d’armes et de munitions qui affecte l’Occident tout entier, il est clair que les pays de l’OTAN se trouvent dans une situation que leurs dirigeants n’avaient pas prévue, tellement ils étaient persuadés que l’armée ukrainienne, armée par leurs soins, et les sanctions « sans précédent » suffiraient à faire s’effondrer la Russie et renverser son président. Maintenant, ils doivent trouver des solutions pour augmenter les capacités de leurs industries d’armement. C’est indéniablement ce qu’ils vont faire, mais il est naïf de penser que la Russie va attendre, les bras croisés, que les Occidentaux rattrapent leur retard.

Sans compter que ce ne serait pas une mince affaire. Le général Mark Milley, président jusqu’à la fin septembre dernier des Joint Chiefs of Staff (état-major interarmes), expliquait volontiers depuis des mois que, faute d’arrêter maintenant la Russie, il faudrait… doubler le budget américain de la défense. En d’autres termes, le faire passer des 842 milliards USD prévus pour 2024 à quelque 1,7 trillion[3] ! Et il n’avait pas l’air de trouver cela déraisonnable alors que la dette américaine atteint des niveaux stratosphériques (33 442 milliards USD, le 4 octobre dernier), que le flot de pétrodollars qui permettait de faire tourner la planche à billets diminue à mesure que les producteurs se désengagent du dollar, et que, comble du ridicule, l’administration Biden envisage d’emprunter à la Chine pour financer son soutien militaire à Israël, à l’Ukraine et… à Taïwan !

Un dernier élément qui était déjà tangible au cours des derniers mois, notamment avec l’extension des BRICS, vient d’être confirmé de manière éclatante avec le conflit entre Israël et le Hamas : si l’Occident est sensiblement uni derrière Israël (en dépit de forts mouvements pro-palestiniens en Europe et aux États-Unis), ce n’est pas le cas du reste du monde qui a de plus en plus de mal à supporter l’arrogance de Washington, son statut autoproclamé de « gendarme du monde » et de garant d'un « ordre fondé sur des règles » à géométrie variable. Or, à mesure qu’il se développe, le Sud global est de moins en moins la quantité négligeable que l’on pouvait ignorer dans les affaires internationales. Et son poids ne peut aller qu’en augmentant.

Et cela nous amène à une considération qui n’a pas échappé aux commentateurs sérieux même s’ils ne sont pas allés jusqu’au bout des conséquences : la Russie n’est pas isolée et cela signifie qu’elle ne sera pas seule face à un éventuel réarmement massif de l’Occident. Les armes étaient au cœur, on l’a vu, de la rencontre entre Vladimir Poutine et le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un. Mais des pourparlers sur la question se tiennent aussi sur une base régulière entre Moscou et Pékin et – bien qu’ils soient plus discrets – entre Moscou et Téhéran. Or, la Corée du Nord, la Chine et l’Iran disposent d’infrastructures militaro-industrielles modernes et efficaces.

Cela signifie que si l’Occident, aveuglé par sa superbe, s’engage dans une nouvelle course aux armements, il est d’autant moins sûr de pouvoir la gagner que l’énergie indispensable pour cela se trouve à profusion entre les mains de ses adversaires.

Il est probable que cette considération n’échappe pas à de nombreux experts américains. Même si l’administration Biden tente toujours de se raccrocher à des plans fumeux pour garder le pouvoir dans un an, une certaine inquiétude ne manque pas de gagner le Pentagone et les services de renseignement. Les armes hypersoniques russes et les sombres perspectives de réarmement occidental ne peuvent qu’inciter à la prudence. Et à considérer aussi que la coexistence pacifique puis la détente des années 1960-1970 entre les États-Unis et l’Union soviétique ont garanti au monde plusieurs décennies de stabilité avant que les néoconservateurs américains ne décident de transformer en ennemi un pays qui demandait avant tout à être un allié.

Dans les conditions que nous venons de décrire, il est probable qu’un dialogue américano-russe sur l’équilibre stratégique finira par reprendre et qu’il débordera peu à peu sur des considérations de sécurité comme celles que la Russie avait proposées en décembre 2021 et que l’administration Biden avait snobées et laissées sans réponse.

Aujourd’hui, c’est la Russie qui laissera sans doute sans réponse les propositions de négociation qui ne lui conviendront pas. Elle n’est pas pressée. Le temps travaille pour elle.

 

 

 

[1] Les trois autres sont le secrétaire d’État Antony Blinken, son adjointe Victoria Nuland et le Conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan.

[2] Évidemment, cela ne pourra être vrai que si l’Allemagne trouve des sources d’énergie abondantes et bon marché pour relancer son économie en général et son industrie en particulier, sans oublier de tourner le dos aux politiques suicidaires de transition énergétique. Autrement, les propos du ministre resteront des vœux pieux ou des paroles en l’air. Et il en va de même pour tous les autres pays européens.

[3] Rappelons que le budget russe de la défense s’élèvera, en 2024, à quelque 105 milliards USD (10 800 milliards RUR), soit 17 fois moins.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique