Selon le vice-ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Riabkov, qui s’exprimait le 25 octobre, Moscou a reçu une série de propositions informelles de Washington concernant les questions de stabilité stratégique et le contrôle des armements. Elles étaient contenues dans une note orale (même si elle est sur papier) destinée à apporter des éléments à une discussion diplomatique. Le vice-ministre a précisé que les propositions étaient en cours d’examen mais qu’elles ne contenaient rien de bien nouveau. « Nous donnerons une réponse aux Américains en temps voulu. »
Sergueï Riabkov a cependant pris soin de préciser que la partie russe ne considérait pas ce geste comme une avancée car la note suggérait que le dialogue sur la stabilité stratégique devait être maintenu sur une base régulière, indépendamment de toute autre considération. Or ce n’est pas ce qu’attend Moscou : « Nous pensons que, tant que les États-Unis ne changeront pas leur politique profondément hostile à l’égard de la Russie, il sera impossible de revenir à un dialogue sur la stabilité stratégique. »
Cependant, ce n’est pas tant le contenu de la note qui mérite l’attention, mais le moment où elle a été envoyée. En effet, le même jour, le 25 octobre, le Conseil de la Fédération, la chambre haute du parlement russe, a voté à l’unanimité la révocation de la ratification par Moscou du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). La Douma d’État avait déjà approuvé le même texte le 18 octobre.
En d’autres termes, la Russie ne renie pas la signature du traité de 1996, mais revient sur le consentement donné par son Parlement en 2000, se plaçant ainsi à égalité avec les États-Unis qui l’avaient signé à l’époque mais ne l’avaient pas ratifié depuis. En d’autres termes, Moscou n’est plus contraint juridiquement par le traité (comme Washington, d’ailleurs), même si les deux capitales ont décidé de l’appliquer. Ainsi, la Russie ne compte pas procéder à des essais nucléaires, puisqu’elle respecte l’esprit du traité, même s’il n’est pas entré pleinement en vigueur. Vladimir Ermakov, le directeur du département de la non-prolifération et du contrôle des armements du ministère des Affaires étrangères russe, a déclaré, le 16 octobre, deux jours avant le vote de la Douma, que son pays ne serait pas le premier à effectuer des essais nucléaires. Il ne le ferait que si « les États-Unis prenaient les premiers cette décision », comme l’avait affirmé le président Vladimir Poutine lors d’une allocution, le 21 février 2023.
La concomitance entre la décision russe et la note informelle américaine n’est évidemment pas une coïncidence. Il semble que les États-Unis voient échapper une situation géostratégique que, depuis les années 1990, ils pensaient maîtriser et la faire évoluer en leur faveur. Jusque-là, l’équilibre nucléaire était garanti par une architecture de sécurité qui datait de la détente des années 1970 avec deux pierres angulaires :
1) Le traité ABM (Anti-Ballistic Missile) de 1972 qui interdisait aux deux signataires, les États-Unis et l’Union soviétique, de protéger leur territoire (à l’exception de deux sites) contre les missiles adverses. Cela garantissait la « destruction mutuelle assurée », MAD selon son sigle anglais (Mutual Assured Destruction), ce qui indiquait bien la « folie » que ce serait d’avoir recours à l’arme nucléaire.
2) L’équilibre stratégique garanti par des traités, d’abord de limitation (SALT I signé en 1972), puis de réduction (START I signé en 1991) des armements nucléaires.
En complément, en 1987, le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (INF) était signé à Washington. Il interdisait tous les missiles terrestres d’une portée comprise entre 500 et 5 500 km. D’autres dispositions, comme le traité « Ciel ouvert », étaient destinées à faciliter le contrôle de l’application des accords précédents.
Une architecture obsolète ?
Le problème pour les États-Unis était que cette architecture leur semblait nécessaire pour maintenir l’équilibre avec une Union soviétique considérée comme un adversaire redoutable, mais elle n’était plus vraiment utile face à la Russie affaiblie et amoindrie des années 1990. Sous l’influence des néoconservateurs, la politique américaine était alors – et elle l’est toujours – de faire en sorte qu’aucun pays dans le monde ne pût rivaliser avec les États-Unis. Or, la seule chose qui faisait encore de la Russie une grande puissance était l’architecture de sécurité qui datait de la guerre froide. Ce fut le président George W. Bush qui donna le premier coup de butoir dans l’édifice en retirant les États-Unis du traité ABM en 2002. Cela devait permettre à l’armée américaine de mettre librement en place un système de bouclier de défense antimissiles, officiellement dirigé contre ce que l’on appelait à l’époque les « États voyous » (« Rogue States »), mais qui, dans la mesure où les installations allaient être implantées en Roumanie et en Pologne, nouveaux membres de l’OTAN, visait clairement la Russie dans l'intention de limiter ses capacités de riposte nucléaire.
Dans la continuité de ce geste, les pourparlers sur le renouvellement du traité START I et l’application des traités subséquents START II (signé en 1993 mais non ratifié par les Américains et, en conséquence par les Russes), et START III (négocié mais jamais signé) montrèrent une grande mauvaise volonté américaine de poursuivre sur la voie précédente qui impliquait la reconnaissance de la Russie comme un partenaire égal. Alors que la date d’expiration de START I était 2009, les deux pays s’accordèrent, en 2002, pour signer un autre accord : SORT (Strategic Offensive Reductions Treaty), d’une durée de 10 ans, qui fixait des réductions importantes des arsenaux nucléaires stratégiques des États-Unis et de la Russie.
Pour les Américains, la réduction des arsenaux allait dans le sens de leur politique puisque le bouclier antimissile qu’ils implantaient, le BMD (« Ballistic Missile Defense »), était censé leur donner un avantage en détruisant une grande partie des missiles adverses en cas de frappe, alors qu’aucun dispositif russe similaire ne pouvait intercepter les leurs propres. Évidemment, à l’approche de la date d’expiration des accords en cours, les États-Unis acceptèrent d’engager un nouveau cycle de négociations de manière à figer l’arsenal russe et éviter que Moscou, ayant les mains libres, ne relance une course aux armements. Le traité New START fut signé en 2010 et entra en vigueur en février 2011 pour une durée de 10 ans.
Une nouvelle fois, les États-Unis firent preuve d’une bien mauvaise volonté à le renouveler, et faute de négociations adéquates, les deux pays parvinrent in extremis, en février 2021, à un accord préliminaire pour prolonger le traité de cinq ans supplémentaires, jusqu'en 2026.
Mais entre-temps, Washington avait continué à démanteler la structure de sécurité de la guerre froide. D’abord, en se retirant du traité INF en 2019 sous prétexte de prétendues violations du traité par la Russie (ce qui pouvait lui permettre d’installer des missiles de portée intermédiaire sur le territoire des membres de l’OTAN en Europe de l’Est). Puis, en 2020, en dénonçant le traité « Ciel ouvert » qui permettait la vérification des accords stratégiques.
Changement de paradigme
La situation, cependant, avait changé et si les États-Unis poursuivaient dans la volonté de démolir l’architecture de sécurité de la guerre froide, la Russie avait pris le temps de jeter les bases d’un nouvel équilibre sans que les stratèges de Washington y prêtassent une réelle attention tellement ils étaient persuadés de leur supériorité économique, technologique et morale. Comme le disait dernièrement le président Joe « war drums » Biden : « We’re the United States of America for God's sake! The most powerful nation in the world, not in the world but in the history of the world[1]. »
Dans son discours annuel devant l’Assemblée fédérale de Russie, le 1er mars 2018, le président Vladimir Poutine annonça que son pays développait de nouvelles armes hypersoniques capables de contourner les systèmes de défense antimissile existants, ce qui faisait disparaître l’avantage que le BMD donnait aux États-Unis (voir notre article). Cette déclaration ne fut pas réellement prise au sérieux à Washington. On crut à une tentative pour forcer les négociateurs américains à aborder sérieusement le sujet du renouvellement de New START.
Mais, comme les opérations militaires en Ukraine l’ont prouvé avec le missile Kindjal (Dague), les armes hypersoniques russes existent et sont au point. Le planeur hypersonique Avangard et le missile de croisière naval Tsirkon (Zircon) sont en service. Les missiles balistiques Sarmat commencent à être déployés. Quant au missile de croisière à propulsion nucléaire Bourevestnik (Pétrel), le président Poutine a déclaré à Valdaï, le 5 octobre dernier, que son dernier test s’était déroulé avec succès.
En d'autres termes, c’est maintenant la Russie qui est en position de faire valoir sa position en jouant sur l’équilibre stratégique. Le 21 février dernier, dans son allocution devant l’Assemblée fédérale, le président Poutine annonça la suspension de la participation de la Russie au traité New START, tant que Moscou n’aurait pas une claire idée des arsenaux stratégiques non pas seulement des États-Unis, mais des autres pays nucléaires de l’OTAN (la France et le Royaume-Uni), c’est-à-dire des capacités offensives combinées de l’Alliance.
Aujourd’hui, c’est du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires que la Russie se désengage. En d’autres termes, elle a mis entre parenthèses sa participation aux derniers accords de contrôle des armements. Il lui serait facile de se retirer totalement, mais elle ne l’a pas fait car elle compte sur une réaction positive de Washington pour reprendre les discussions.
Jusqu’à ces derniers mois, les États-Unis, dans leur superbe arrogance, ne voyaient pas d’utilité à négocier avec une « station-service déguisée en pays », pour reprendre les mots du sénateur John McCain. Désormais, à Washington commence à apparaître timidement l’idée que la Russie peut être en mesure de gagner une nouvelle course aux armements (et même que, d’une certaine manière, elle l’a déjà gagnée).
Telle est vraisemblablement la raison de la série de propositions informelles que, fin octobre, les diplomates américains ont fait parvenir à leurs collègues russes. Pour le moment, Washington tient à dissocier l’aspect stratégique des négociations – renouvellement ou remplacement de New START – de toute autre considération, c’est-à-dire la mise en place de la nouvelle structure de sécurité sur laquelle insiste Moscou.
Cependant, les États-Unis risquent de se voir contraints d’accepter la perspective de pourparlers tels que les voudrait la Russie, non pas seulement en raison de la situation de « déséquilibre » stratégique naissant que nous venons de voir, mais aussi de la situation sur le terrain en Ukraine, comme nous allons l'étudier dans la deuxième partie de cet article.
[1] « Nous sommes les États-Unis, pour l’amour de Dieu ! La nation la plus puissante du monde, non du monde, mais de l’histoire du monde. »