Défense russe : à la recherche de l’équilibre perdu

Défense russe : à la recherche de l’équilibre perdu

Avec la fin de la guerre froide, les États-Unis ont tenté de pousser leur avantage militaire, mais viennent d’être contournés par les nouveaux missiles hypersoniques russes qui rétablissent l’équilibre stratégique.

« La Russie n’a que deux alliés : son armée et sa flotte », disait l’empereur Alexandre III à la fin du xixe siècle. Cet aphorisme, connu de tous les Russes, est gravé sur le socle du monument à ce tsar que le président Vladimir Poutine a inauguré le 18 novembre 2017, dans les jardins du palais de Livadia, à Yalta en Crimée.

Ainsi, pour le centenaire de la révolution bolchevique de 1917, c’était un monarque symbolique de l’ancien régime, bâtisseur de l’armée russe moderne, que Poutine avait choisi d’honorer. Pendant ce temps, à Moscou, ses assistants peaufinaient le discours annuel qu’il devait prononcer le 1er mars 2018 devant l’Assemblée fédérale, la réunion des deux chambres du Parlement russe, et qui allait constituer, selon les mots du président, « un événement historique très particulier ».

Le jour dit, au moment de prendre la parole devant les parlementaires, les mots du tsar ne pouvaient que résonner dans son esprit : il allait annoncer que les efforts militaires consentis par le pays sous sa conduite avaient porté leurs fruits et que l’équilibre stratégique rompu par les États-Unis aux dépens de la Russie au tournant du millénaire était enfin rétabli.

« À ceux qui, au cours des quinze dernières années, ont essayé d’accélérer la course aux armements et de rechercher un avantage unilatéral contre la Russie, je dirai ceci : tout ce que vous avez essayé d’empêcher a fini par se produire. Personne n’a réussi à contenir la Russie. »

L’équilibre stratégique, que l’on appelait « équilibre de la terreur » pendant la guerre froide, avait garanti l’absence de tout conflit majeur entre les États-Unis et l’URSS en dépit des nombreuses crises sur des théâtres d’opérations périphériques qui avaient marqué l’époque. Son postulat de base était la doctrine de la « destruction mutuelle assurée » dont l’acronyme anglais MAD (« fou ») révélait la logique : il fallait avoir perdu l’esprit pour lancer une attaque nucléaire qui provoquerait des représailles massives.

L’équilibre reposait sur deux piliers. L’un était la réduction des armements nucléaires. Les accords SALT, puis START fixaient un nombre de missiles et d’ogives maximum pour chacun des signataires, garantissant qu’aucun des deux ne pouvait déployer un nombre de vecteurs lui permettant d’obtenir une supériorité. Le deuxième pilier était le traité ABM de 1974 qui interdisait les défenses contre les missiles balistiques adverses sauf sur un seul site : chaque partie convenait de laisser l’essentiel de son territoire vulnérable aux missiles de l’autre.

Au tournant des années 1990, deux événements – imprévisibles en 1974 – changèrent la donne : l’accélération de la recherche en matière de technologie antimissiles et la disparition de la grande puissance militaire qu’était l’Union soviétique.

« Une Haute Volta avec des missiles » (Verkhniaïa Volta s raketami) : tel était le surnom que les Russes eux-mêmes donnaient à leur pays après l’éclatement de l’URSS, en décembre 1991. Certes la nouvelle Fédération de Russie n’était pas vraiment un équivalent de la Haute Volta (ancien nom du Burkina Faso), pays parmi les plus pauvres du Tiers-Monde, mais l’effondrement économique du régime soviétique avait laissé un pays exsangue. Un seul élément permettait au pays de prétendre continuer à jouer un rôle dans les affaires internationales : ses missiles.

Dans ce contexte, le traité ABM constituait, pour Moscou, la pierre angulaire du système de sécurité internationale. Ou plutôt, de sa propre sécurité. Même dans un état de faiblesse avancé où seule l’aide « internationale », c’est-à-dire occidentale, lui permettait de survivre, la Russie pouvait garantir son intégrité et son indépendance par l’existence d’une force de dissuasion massive. Comme le constatait l’ancien président américain Richard Nixon dans son ouvrage Beyond Peace (1994), les États-Unis devaient ménager le seul pays au monde capable de les détruire.

Cependant, pour Washington, la situation en Russie était d’autant plus préoccupante que le pouvoir des dirigeants pro-occidentaux de l’époque – le président Boris Eltsine et son ministre des Affaires étrangères Andreï Kozyrev – paraissait loin d’être assuré. Les coalitions brun-rouge des « hourra-patriotes » ultranationalistes et communistes obtenaient systématiquement la majorité aux élections parlementaires. Dans cette situation, la tentation était forte pour les Américains de travailler pour sortir de l’équilibre de la terreur qui pouvait se transformer en cauchemar si des « revanchards » entraient au Kremlin.

Pour les dirigeants russes, au contraire, la solution au problème passait par le renforcement des liens. Eltsine et Kozyrev, à la suite de leur inspirateur Anatoli Sobtchak, le maire de Saint-Pétersbourg et mentor du futur président Poutine, envisageaient sérieusement l’intégration de la Russie dans un nouveau système commun de sécurité de « Vancouver à Vladivostok », comme l’avaient ébauché les présidents Bill Clinton et Boris Eltsine au sommet américano-russe de Vancouver en 1973. Cela reviendrait à faire entrer la Russie dans un nouvel organisme commun dont les contours seraient à établir. En 1994, le lancement du Partenariat pour la Paix qui réunissait l’OTAN et la plupart des anciennes républiques soviétiques, y compris la Russie, fut considéré comme un pas dans ce sens.

Lorsque Vladimir Poutine accéda au pouvoir, en 1999, d’abord comme Premier ministre puis comme président l’année suivante, il ne voyait, de son propre aveu, aucune objection à ce que, à terme, la Russie entrât dans l’OTAN. Pour lui, la création du Conseil conjoint Russie-OTAN, inauguré en grande pompe à Rome, le 28 mai 2002, représenta l’aboutissement de ses efforts : désormais, son pays siégeait sur un pied d’égalité avec chacun des 19 membres de l’Alliance, avec les mêmes droits et prérogatives que les autres.

Il se rendit vite compte que ce n’était qu’une victoire à la Pyrrhus. Le Conseil n’était qu’une structure en trompe-l’œil, sans pouvoir réel, destiné à faire admettre à la Russie l’abandon par les États-Unis du traité ABM. Officiellement, Washington justifiait ce mouvement par la mise en place d’un système destiné à contrer les menaces des puissances nucléaires émergentes : la Corée du Nord et l’Iran. Annoncé par le président George W. Bush en 2000, l’abandon du traité devint effectif le 13 juin 2002, deux semaines après la rencontre de Rome.

Moscou se persuada rapidement que, avec le retrait de l’ABM, Washington poursuivait un plan pour sortir aussi du MAD : les progrès technologiques permettaient la création d’un bouclier antimissile perfectionné qui pouvait donner aux États-Unis un avantage stratégique déterminant en contrant la capacité nucléaire russe. Deux éléments plaidaient en ce sens : l’élargissement continuel de l’Alliance vers l’Est avec l’adhésion de pays qui faisaient jadis partie du bloc soviétique (l’OTAN est passée de 19 à 29 membres depuis 2002) et l’installation dans certains de ces pays d’éléments du bouclier antimissile, notamment la Pologne et la Tchéquie, mais aussi la Roumanie et la Bulgarie, sans parler, de l’autre côté des frontières russes, du Japon et de la Corée du Sud.

La perception de cette menace et les fins de non-recevoir américaines aux propositions russes « de travailler ensemble pour maintenir un climat de confiance », selon les termes de Vladimir Poutine, contribuèrent grandement à détériorer les relations américano-russes. Même la signature, en 2010, d’un nouveau traité START de réduction des armements confirma les inquiétudes russes : pour que leur système ABM soit efficace, les États-Unis avaient tout intérêt à conserver le potentiel nucléaire russe le plus bas possible.

Mais à ce moment, la Russie travaillait déjà sur la parade. Dès 2004, le président Poutine avait annoncé que la Russie neutraliserait le déploiement du système ABM américain grâce à de nouveaux systèmes d’armes à vitesse hypersonique et de haute précision : les missiles iraient si vite et selon des trajectoires si imprévisibles que tout système ABM serait impuissant à les arrêter.

« Rodomontades ! », jugèrent alors les spécialistes occidentaux qui croyaient la Russie incapable de prouesses technologiques qu’ils ne pensaient pas pouvoir réaliser eux-mêmes, du moins dans un délai raisonnable. Moins de quinze ans plus tard, le président Poutine pouvait annoncer aux parlementaires réunis devant lui : « Mes amis, la Russie dispose déjà d’une telle arme ! ». Et il développa avec satisfaction les composantes de la nouvelle génération des armements russes qui permettent la restauration de l’équilibre stratégique.

D’abord, le nouveau missile hypersonique Kinjal (Dague) capable d’atteindre une vitesse de mach 10 en changeant de trajectoire et capable de délivrer des ogives nucléaires et conventionnelles sur une distance de plus de 2 000 kilomètres. Il est entré en dotation cette année dans les forces aériennes russes.

Ensuite, Avangard, un planeur hypersonique sans limite de portée capable d’atteindre 20 fois la vitesse du son ; enfin, un drone sous-marin à propulsion nucléaire, Poseidon, qui peut arriver indétectable à proximité des côtes en transportant une charge nucléaire. Ils sont encore en cours d’essais pour une mise en service dans les prochains mois. Il semble qu’un essai raté de l’un de ces deux systèmes – sans doute Poseidon – ait provoqué l’accident nucléaire de faible intensité détecté le 8 août dernier près de Mourmansk.

Et, enfin, l’élément essentiel de la force de dissuasion : le nouveau missile intercontinental lourd Sarmat, de plus de 200 tonnes, sans aucune restriction de portée et équipé, selon la défense russe, d’un large éventail d’ogives nucléaires, notamment hypersoniques. La phase d’essais est maintenant terminée et il est appelé à remplacer les actuels missiles Voïevoda à partir de 2020.

Vladimir Poutine est aujourd’hui persuadé d’avoir lancé la balle dans le camp américain : pour lui, soit les États-Unis persévèrent à vouloir créer un système ABM coûteux et désormais obsolète, soit ils reviennent à la table des négociations pour dresser les contours d’un nouvel équilibre.

S’inspirant de l’exemple d’Alexandre III, Vladimir Poutine n’a sans doute pas oublié que, bien que ne comptant que sur ses forces armées, le tsar fut aussi l’artisan de l’alliance franco-russe. Et cela, en dépit de l’aversion que le souverain de la Russie autocratique et orthodoxe éprouvait pour ces Français, républicains et anticléricaux.

 

(Article publié à l'origine par Le Spectacle du Monde, novembre 2019)

 

 

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique