Ukraine : Après les élections, les choses sérieuses commencent

Ukraine : Après les élections, les choses sérieuses commencent

Avec 43,16 % des voix au scrutin proportionnel et 254 députés[1], le parti présidentiel « Serviteur du Peuple » a obtenu la majorité absolue des sièges au Parlement. Il n’a pas besoin de s’unir avec d’autres forces pour former une coalition gouvernementale, mais il peut être intéressant pour lui de compter sur des alliés au sein de la nouvelle Verkhovna Rada.

Les élections législatives du 21 juillet 2019 ont donné un résultat inédit dans l’histoire de l’Ukraine indépendante, c’est-à-dire depuis 1991. Pour la première fois, un parti détient, à lui seul, la majorité absolue des sièges au Parlement, la Verkhovna Rada. Jusqu’à présent, les majorités se créaient sur des coalitions, souvent instables, parfois atypiques, c’est-à-dire fondées sur l’association de partis aux programmes divergents et même contradictoires, dont le seul dénominateur commun était la volonté de se partager des postes et de détenir une parcelle du pouvoir. Négociations, tractations, petits arrangements entre ennemis étaient le lot commun de vie politique avec, pour résultat, une totale incapacité à mener à bien des réformes et la persistance d’une corruption très importante favorisée par un système étatique fondé sur le capitalisme de connivence où les responsables de l’État privilégient les oligarques et hommes d’affaires qui leur étaient proches et qui les finançaient en retour. Ce système a conduit à l’émergence d’une ploutocratie où les deux tiers des députés étaient millionnaires et le président lui-même était un oligarque.

Pouvoir solitaire ou coalition

Grâce à la majorité absolue de « Serviteur du peuple », le président Volodymyr Zelensky (1978-) n’aura donc pas besoin d’alliés ni de tractations interminables pour former un gouvernement, faire entériner par la Rada les ministres qu’il aura choisis, ou encore voter les lois qu’il estimera indispensable. Et tout cela sans craindre ces retournements chez les partenaires qui ont si souvent paralysé, dans le passé, l’action déterminée qu’il aurait fallu prendre.

Mais tout détenteur exclusif du pouvoir à une responsabilité totale sur la politique qu’il conduit. En cas de problème, il ne lui est pas possible d’obtenir le soutien d’alliés inexistants, ni diluer les fautes commises derrière la gestion collective. De plus, le système des coalitions protège le président qui n’est pas en première ligne politique, puisque le Premier ministre, choisi en commun par les partis alliés, dirige l’action gouvernementale et peut, comme en France, servir de fusible en cas de crise. Par ailleurs, les électeurs semblent habitués à ce système – même s’ils le savent imparfait – qui empêche un parti d’exercer un pouvoir exclusif.

Ainsi, Zelensky et ses partisans doivent choisir entre la facilité et les risques d’exercer le pouvoir seuls ou, étant sûrs qu’ils auront la majorité en toutes circonstances, s’associer à d’autres partis dans le cadre d’une coalition. Cela permettrait de mettre en avant une concertation qui donnerait à « Serviteur du peuple » l’image d’un parti à l’écoute et donner l’impression d’un contrôle que les petits partis pourraient exercer sur le grand.

Même si, pour le moment, le choix entre les deux options n’est pas fait, deux partis ont déjà manifesté qu’ils accueilleraient favorablement toute proposition d’être associés à l’action gouvernementale. Mais avant d’aller plus loin, il convient de revenir plus précisément sur le résultat des élections.

La grande confirmation des élections : les électeurs font confiance à Zelensky

Le 21 juillet au soir, toutes les illusions de l’opposition au nouveau président ukrainien, bâties sur du vent, se sont définitivement envolées. Autour de l’ancien président Petro Porochenko (1965-) mais également du Premier ministre Volodymyr Hroïsman (1978-), l’idée prédominait que, au second tour de la présidentielle, en avril, les électeurs n’avaient pas réellement voté pour Zelensky, ce politicien novice élu avec 73 % des suffrages, mais qu’ils avaient surtout voulu protester contre la situation du pays. Aux législatives, ils retrouveraient la raison et voteraient pour des personnalités d’expérience qu’ils connaissaient bien. Comme l’on s’y attendait, cela n’a pas été le cas.

Cinq partis seulement ont franchi la barre des 5 % nécessaires à la proportionnelle pour obtenir des députés. Loin derrière « Serviteur du peuple », ce sont les russophiles de « Plateforme d’opposition-Pour la vie » de Iouri Boïko (1958-) qui arrivent en deuxième position, avec 13,05 des suffrages. Ils sont suivis, dans un mouchoir, par « Patrie » de Ioulia Tymochenko (1960-), troisième avec 8,18 %, puis par « Solidarité européenne » de Porochenko, quatrième avec 8,10 % ; et, enfin, par le nouveau parti « Voix » de Sviatoslav Vakartchouk (1975-) réunit sur lui 5,82 % des suffrages.

Le triomphe du parti présidentiel

« Serviteur du peuple» dirigé par Dmytro Razoumkov – 43,16 %, 254 sièges (124+130)

C’est un jeune économiste de 35 ans, Dmytro Razoumkov (1983-) président de « Serviteur du peuple » depuis le 22 mai dernier, qui a pris la tête de la liste du parti. Les sondages lui donnaient entre 42 et 48 % à la proportionnelle, ce qui était une perspective considérable puisque 24 autres partis étaient en lice. Un tel score pouvait lui garantir entre 120 et 130 sièges, résultat insuffisant pour obtenir la majorité absolue. Pour y parvenir, il fallait obtenir un nombre d’élus extraordinaire (cent ou plus) dans les 199 circonscriptions électorales[2], Cela semblait d’autant plus difficile que la plupart des candidats du jeune parti étaient inconnus et issus de nulle part et se présentaient face à de vieux briscards qui connaissaient tous les trucs. Certains étaient même experts dans les techniques d’achat des voix, en espèces, avantages ou colis alimentaires, auprès de certaines catégories de population – notamment les retraités.

La véritable surprise de l’élection a été là. Dans 130 circonscriptions, les électeurs ont donné la majorité au parti de Zelensky, lui confirmant ainsi la confiance qu’ils lui avaient exprimée à la présidentielle et leur volonté de « sortir les sortants », selon la formule consacrée. En fait, « Serviteur du peuple » a réussi en Ukraine le même pari que LREM en France après l’élection d’Emmanuel Macron.

Le progrès des partis zelenskyno-compatibles

Deux formations qui ont franchi la barre des 5 % sont susceptibles de joindre leurs forces à « Serviteur du peuple » :

« Patrie» de Ioulia Tymochenko – 8,18 %, 26 sièges (24+2)

Tymochenko, l’éternelle survivante de la politique ukrainienne, a réussi son pari : devancer le parti de Petro Porochenko, même de peu. Arrivée en troisième position, sa liste obtient un député de plus que celle de l’ancien président. Surtout, elle fait mieux que les 5,68 % qu’elle avait obtenus aux législatives de 2014. Avec 26 députés, elle est en mesure de jouer les partenaires de « Serviteur du peuple » dans le cadre, sinon vraiment d’une coalition dont la formation présidentielle n’a pas réellement besoin, du moins d’un programme de gouvernement.

Il est certain, en revanche, que le nouveau parti du pouvoir n’acceptera de travailler avec « Patrie » qu’à la condition que Tymochenko, fortement perçue comme une personnalité du passé, ne joue pas les premiers rôles.

« Voix» de Sviatoslav Vakartchouk – 5,82 %, 20 sièges (17+3)

La liste « Voix » (Holos en ukrainien) conduite par le compositeur et chanteur rock Vakartchouk réussit une percée remarquable puisqu’elle arrive en 5e position et dépasse la barre des 5 % (les sondages lui donnaient entre 4 et 6 %). Son programme et sa campagne étaient fondés sur des valeurs très proches de celles de « Serviteur du peuple », c’est-à-dire renouveler la politique. Dans ce cadre, Vakartchouk a déjà manifesté son désir de collaborer avec le parti présidentiel.

L’« opposition » russophile renforce sa position

  • « Plateforme d’opposition-Pour la vie» de Iouri Boïko – 13,05 %, 43 sièges (37+6)

Il est intéressant de noter que le résultat de cette formation russophile et plutôt de centre gauche est sensiblement le même que celui obtenu par son leader, Iouri Boïko, au premier tour de la présidentielle (il avait réuni 11,67 % des suffrages, mais avec une participation supérieure). Cela indique que l’électorat pro-russe est moins volatil que celui de Porochenko. La « Plateforme » est une formation nouvelle, née de la fusion du parti « Pour la vie » et d’un certain nombre de transfuges du « Bloc d’opposition » dont Boïko, qui était le principal dirigeant de ce dernier. Il est difficile d’établir des comparaisons avec les élections précédentes dans la mesure où la « Plateforme » ne se présentait pas en tant que telle, mais elle obtient un bien meilleur résultat que le « Bloc d’opposition » en 2014 (9,43 % et 29 élus – il est vrai que la situation était différente).

Avec 43 députés, le parti de Boïko disposera du groupe parlementaire le plus important derrière « Serviteur du peuple ».

« Bloc d’opposition» d’Evgueni Mouraïev – 3,03 %, 6 sièges (0+6)

En concurrence avec la liste de Boïko, celle d’Evgueni Mouraïev (1976-), russophile elle aussi, n’est pas parvenue à dépasser les 5 % requis pour obtenir des élus à la proportionnelle. En revanche, six membres du parti ont été élus dans les circonscriptions de l’est de l’Ukraine.

Le poids des russophiles est donc sensiblement de 16 % en Ukraine, sans compter les résultats potentiels que ces deux partis auraient obtenus dans les régions du Donbass qui n’ont pas participé à l’élection. Cela signifie que l’électorat qui constituait le noyau dur de l’ancien « Parti des régions » est toujours présent à l’est de l’Ukraine. Il est probable que les 6 députés du « Bloc » s’uniront à ceux de la « Plateforme » pour former un groupe parlementaire qui, avec quelques indépendants, pourrait dépasser les 50 membres

Pour l'ancien parti du pouvoir, la débâcle se poursuit

« Solidarité européenne» de Petro Porochenko – 8,10 %, 25 sièges (23+2)

Porochenko, fort de ses 24 % en avril, de ses bastions électoraux de Galicie et du soutien de ses alliés américains et européens, était persuadé qu’il allait pouvoir lancer la reconquête du pouvoir en se posant comme l’opposant n° 1 à Zelensky. Si son parti, le « Bloc Petro Porochenko » rebaptisé « Solidarité européenne », parvenait à obtenir entre 15 et 20 % des suffrages, il serait à même de constituer un groupe parlementaire solide grâce au renfort des députés des circonscriptions. Après tout, sur plus de 70 sortants élus au scrutin majoritaire, il espérait qu’au moins la moitié serait reconduite. En tout cas, il estimait pouvoir disposer de suffisamment de sièges pour peser sur les votes importants, en ralliant au besoin quelques-uns des députés « indépendants » élus en dehors des partis.

Le 21 juillet, loin d’arriver deuxième, comme ses membres l’espéraient, la liste « Solidarité européenne » figure en quatrième position avec seulement 8,10 % des suffrages. Une humiliation d’autant plus grande que sa rivale Tymochenko parvient à le devancer. À la nouvelle Rada, le parti ne disposera que de 25 députés (dont 2 élus dans les circonscriptions). Mais il pourra sans doute compter sur le ralliement d’Oksana Savtchouk (1983-) élue dans une circonscription d’Ivano-Frankovsk en Galicie et seul député du parti d’extrême droite « Svoboda » (2,15 %),

« Stratégie ukrainienne de Hroïsman» – 2,41 %, pas d’élus

Volodymyr Hroïsman avait bien compris que Porochenko n’avait que peu de chances : il n’était pas populaire et une très large majorité des Ukrainiens ne le considérait pas comme un bon président. Dans ce contexte, le Premier ministre[3] – qui avait occupé la 4e place sur la liste du « Bloc Petro Porochenko » en 2014 – a décidé de présenter sa propre formation baptisée « Stratégie ukrainienne de Hroïsman ». Il voulait récupérer ainsi les déçus de Porochenko qui soutenaient tout de même la politique du gouvernement. Mais il a clairement surestimé sa popularité. En tout cas, les 2,4 % de sa liste ne lui donnent aucun siège et ne lui permettent pas de jouer un rôle quelconque pendant la prochaine législature. En revanche, il a privé l’ancien président des voix qui lui auraient peut-être permis de frôler les 10 %.

 

[1] Les chiffres donnés ici sont fondés sur le dépouillement de 100 % des bulletins, aussi bien du scrutin de liste à la proportionnelle que du scrutin majoritaire uninominal dans les 199 circonscriptions du pays. Cependant, ils doivent encore être confirmés par la Commission centrale
électorale au plus tard le 5 août.

[2] Rappelons que les 450 députés de la Verkhovna Rada ukrainienne sont élus pour moitié (225) à la proportionnelle (listes nationales) et pour moitié au scrutin majoritaire dans 199 circonscriptions électorales (en fait, la loi électorale prévoir 225 circonscriptions, mais 26 d’entre elles sont situées en Crimée, rattachée à la Russie, et dans le Donbass, sous contrôle autonomiste).

[3] il conserve son poste tant que la nouvelle Rada n'aura pas confirmé son successeur.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique