Au moins 400 000 morts ukrainiens. On évoque même le chiffre de 500 000 ! Un massacre qui dépasse l’entendement. Des centaines de milliers d’hommes jeunes – les forces vives de l’Ukraine – mais aussi moins jeunes au gré d’une mobilisation chaotique, envoyés vague après vague à l’assaut des lignes fortifiées russes, pour des gains territoriaux dérisoires sans aucun espoir de percée significative. À côté de ce gâchis, la tristement célèbre charge de la brigade légère à Balaklava, non loin de là, en Crimée, en 1854, passe pour un chef-d’œuvre de pensée tactique !
Aujourd’hui, il n’y a plus que sur les plateaux de LCI que l’on continue de se persuader que la victoire est proche. Ailleurs, même dans des milieux favorables à Kiev, on a compris qu’il n’y avait plus d’issue et qu’il était contre-productif de vouloir prolonger une guerre que l’on sait désormais perdue. Même les faucons de Washington viennent d’abandonner le mantra repris en cœur du soutien à l’Ukraine « for as long as it takes », comme le déclarait, bravache, le secrétaire d’État Antony Blinken au ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors d’une brève rencontre à New Dehli, le 2 mars dernier, en marge d’une réunion du G20.
Le 11 octobre, l’administration américaine, par la bouche de l’amiral John Kirby, le porte-parole du Conseil de sécurité nationale des États-Unis, est passée à une formule qui veut tout dire : « On the Ukraine funding, we're coming near to the end of the rope » (« En ce qui concerne le financement de l’Ukraine, nous approchons du bout de la corde[1] »). En utilisant cette expression populaire, l’intention de l’amiral n’était certainement pas d’évoquer l’image dérangeante d’une corde s’enroulant autour du cou du président Volodymyr Zelensky, mais c’est pourtant bien ce qu’il a fait. Une nouvelle fois, les États-Unis s’apprêtent à abandonner en rase campagne un allié à qui ils avaient promis monts et merveilles. L’excuse est toute trouvée : l’attaque du Hamas contre Israël. Nous l’écrivions dans notre précédent article : aux États-Unis, contre l’omnipotent Aipac (American Israel Public Affairs Committee), même le puissant lobby des anciens SS ukrainiens est impuissant.
Quatre cent mille morts au moins ! Ce carnage hors de toute proportion aurait pu être évité si les Occidentaux n’avaient pas empêché, en mars 2022, la signature de l’accord de paix négocié à Istanbul, qui offrait à Kiev des conditions très favorables en échange de la neutralité. Mais le but des États-Unis et de l’OTAN n’était pas la sauvegarde de l’Ukraine, mais la « défaite stratégique » de la Russie. Les sanctions et l’armée ukrainienne équipée par l’OTAN devaient mettre la Russie à genoux, provoquer une « révolution de couleur » à Moscou et entraîner la chute de Vladimir Poutine.
Dans leur arrogance, les Occidentaux, endormis sur des lauriers d’une autre époque, étaient persuadés que la Russie n’était qu’une « station-service déguisée en pays », comme le prétendait le sénateur John McCain en mars 2014. Et cette idée ridicule dictée par la superbe est devenue la clé de compréhension du monde d’une partie des élites américaines et européennes, au point d’être stupidement reprise en août 2023 par Josep Borrell, le type insignifiant qui est censé être le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et qui confond Belgorod en Russie et Belgrade en Serbie. Dans une interview au quotidien El País, il déclarait : « La Russie est un nain économique, comme une station-service dont le propriétaire a une bombe atomique ». Et cela, répétons-le, en août dernier, alors que le poste qu’il occupe lui donne accès à tous les éléments pour savoir que ce n’est plus vrai depuis longtemps. Il y a trente ans, après l’effondrement de l’URSS, beaucoup de Russes se dénigraient eux-mêmes en disant que leur pays était « un Burkina Faso avec des missiles ». Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : la Russie peut se passer de l’Occident et la grande majorité de sa population est fière du chemin parcouru depuis l’époque où leurs dirigeants allaient mendier de l’aide auprès des Occidentaux qui, trop souvent, les traitaient avec condescendance quand ils ne les snobaient pas.
En réalité, pour l’Ouest, l’Ukraine n’a été qu’une arme contre la Russie. De nombreux hommes politiques américains l’ont cyniquement déclaré : tout l’argent de l’aide américaine à Kiev a été « bien dépensé » (« money well spent ») pour tuer des Russes sans perdre un seul soldat américain. Et, évidemment, sans tenir compte du trop lourd tribut payé en sang ukrainien[2]. Encore aujourd’hui, alors que les jeux sont faits et que le bon sens pousserait à engager des négociations pour mettre fin à la tuerie, des voix continuent de s’élever, comme celle d’Hillary Clinton (mais elle est loin d’être seule), pour poursuivre la guerre et le soutien à l’Ukraine avec des accents qui ne sont pas sans rappeler le célèbre « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron[3].
Ces néoconservateurs jusqu’au-boutistes ne sont pas tous dans le camp démocrate. On les trouve aussi chez les républicains, comme les sénateurs Lindsey Graham ou Mitt Romney ou encore l’ancien secrétaire d’État Mike Pompeo. Une faction importante de leur parti (« Republicans for Ukraine ») a même financé un clip vidéo pour expliquer qu’avec seulement 5 % du budget annuel de la défense, les États-Unis avaient fourni à l’Ukraine de quoi affaiblir la Russie en détruisant 50 % de l’armée russe et, cela, sans envoyer de troupes au sol. Évidemment, pas un mot des centaines de milliers de morts ukrainiens. Sans compter que les chiffres sont faux : rappelons que les dépenses militaires des États-Unis s’élèvent à plus de 800 milliards de dollars par an et que Washington a fourni à Kiev quelque 150 milliards de dollars (soit près de 20 %). Quant à l’armée russe, si la moitié avait été détruite, une mobilisation de 300 000 hommes, il y a un an, n’aurait pas suffi à couvrir les pertes…
Bien sûr, même les « neocons » les plus enragés voient bien que la situation au front est défavorable à l’Ukraine, mais ils sont tellement ancrés dans leur idée fixe de détruire la Russie qu’ils imaginent une solution miracle pour garder des chances de poursuivre le combat plus tard : un gel du conflit à la coréenne ! Dans un excès de candeur (ou de bêtise), ils croient qu’il suffirait d’un coup de baguette magique pour figer les positions entre les belligérants telles qu’elles sont aujourd’hui et donner ainsi à l’Occident le temps qu’il faut pour réarmer l’Ukraine et lui faire reprendre les combats lorsqu’il sera temps. Comme cela s’est fait entre 2015 et 2022 à la faveur de l’accord de Minsk 2, ainsi que l’ont avoué les signataires occidentaux de l’accord : la chancelière Angela Merkel et le président François Hollande.
Les Anglo-Saxons ont un proverbe : « Fool me once, shame on you; fool me twice, shame on me ». La Russie n’est pas disposée à se laisser avoir deux fois et elle poursuivra les combats tant que des garanties de sécurité très sérieuses ne lui seront pas données lors de négociations qui finiront par s’ouvrir un jour. Mais plus elles tarderont, plus l’Ukraine perdra du terrain, des forces et des hommes, et plus les Occidentaux en seront réduits à manger des chapeaux et des couleuvres[4].
Nous l’avons déjà dit dans d’autres articles : les principaux responsables de ce drame sont les cavaliers de l’Apocalypse de l’administration des États-Unis qui, depuis trois décennies, poussés par une hubris démesurée et par une vision fausse des équilibres mondiaux, ont décidé d’une politique censée assurer la suprématie américaine mais qui, en fin de compte, est en train de précipiter la planète vers des changements radiaux aux antipodes des objectifs qu’ils pensaient atteindre. Dès 1992, tout de suite après l’effondrement de l’Union soviétique, un projet de plan confidentiel du Pentagone, révélé par The New York Times, stipulait : « Notre premier objectif est d’empêcher la réapparition d’un nouveau rival, sur le territoire de l’ex-Union soviétique ou ailleurs[5] ». L’auteur principal de ce document, Paul Wolfowitz, alors sous-secrétaire à la politique de défense, a laissé son nom à cette « doctrine » qui a transformé tant de politiciens américains – républicains comme démocrates – en émules de Caton l’ancien répétant à l’envi « Delenda est Ruthenia » (« Il faut détruire la Russie »). Dès le début, cette « doctrine Wolfowitz », prolongée et amplifiée par les théories géopolitiques de Zbigniew Brzeziński[6], ancien conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, avait pour but d’assurer la suprématie des États-Unis et du monde occidental, garants de la démocratie et des droits de l’homme qui devaient s’étendre sur la planète entière.
Le problème est que ces ambitions idéologiques démesurées se sont heurtées partout aux barrières du réel. Les interventions militaires, les révolutions de couleur et les coups d’État téléguidés par Washington – qui semblaient au départ tellement prometteurs – se sont systématiquement traduits par la perpétuation des tensions, l’installation d’États mafieux, comme le Kosovo, des catastrophes humanitaires, comme en Libye, ou la cristallisation d’organisations terroristes, comme Al-Qaïda ou Daech en Irak et en Syrie. Sans oublier la défaite en rase campagne d’Afghanistan, après 20 ans de guerre.
Dans son excellent livre Covert Regime Change, America’s Secret Cold War[7], Lindsey O’Rourke, professeur au Boston College, écrivait en 2018 : « Trente-neuf des soixante-quatre changements de régime secrets [organisés par les États-Unis] n'ont pas réussi à remplacer leurs cibles […]. Même les opérations secrètes nominalement réussies – où les forces soutenues par les États-Unis ont pris le pouvoir – n'ont pas tenu leur promesse d'améliorer les relations de l'Amérique avec l'État cible. Washington a vite appris qu'il est plus difficile de changer les préférences politiques d'un autre État que de simplement remplacer les dirigeants de cet État, car les préférences politiques d'un gouvernement ont des racines plus profondes que les croyances de n'importe quel leader individuel. »
Mais Mme O’Rourke commet une légère erreur en affirmant – rhétoriquement, certes – que « Washington a vite appris… ». L’expérience prouve que la majorité des décideurs états-uniens n’ont pas su tirer les leçons des expériences passées, comme le prouve la triste aventure ukrainienne, sans compter les voix qui s’élèvent aujourd’hui aux États-Unis pour « bombarder l’Iran », à commencer par celle de l’inénarrable Lindsey Graham, toujours à la pointe des combats que son pays n’a plus la capacité de mener.
Car c’est bien là le problème. Ces politiciens ressemblent à la caricature du commandant Sylvestre des Guignols de l’Info de Canal+ qui montrait la carte du monde divisée entre les civilisés américains d’un côté et ceux qu’il appelait les « niakoués » ou les « bougnoules » de l’autre. Ils ne se sont pas rendu compte que le Sud global est composé de pays émergents qui n’ont plus de leçons à recevoir de la part d’un Occident dont le monde entier perçoit la décadence et les faiblesses, sauf ceux qui le dirigent.
[1] Une meilleure traduction serait « au bout du rouleau », mais nous avons gardé « corde » dans l’intention que l’on devine.
[2] Les pertes, pourtant réelles, des conseillers de l’OTAN et des mercenaires occidentaux, ne sont ni reconnues ni quantifiées.
[3] Concernant un autre sujet, il est vrai.
[4] Peut-être les seules choses qui ne seront pas emportées par l’inflation, pour les Européens en tout cas.
[5] Paul Wolfowitz, Scooter Libby, Defense Planning Guidance for the 1994–1999 fiscal years, Voir Tyler, Patrick, « Excerpts From Pentagon's Plan: “Prevent the Re-Emergence of a New Rival” ». The New York Times, 8 mars 1992.
[6] Contenues notamment dans son célèbre essai Le grand échiquier (1997).
[7] Ithaca : Cornell University Press, 2018.