En 2023, le groupe de pays que l’on réunit sous le sigle de BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) a connu une transformation radicale. Jusqu’à récemment, la plupart des commentateurs en Occident considéraient ce groupe comme un ensemble de pays, sympathique ou antipathique selon le point de vue, mais faible et sans importance géopolitique réelle parce qu’il réunissait des puissances régionales qui n’avaient que peu en commun à part des intérêts commerciaux et, peut-être, une volonté de bouder ensemble dans leur coin en récriminant contre les États-Unis et la dictature du dollar sur l’économie mondiale. Mais jamais, croyait-on, ils ne pourraient contester l’hégémonie occidentale.
Et puis la guerre en Ukraine a montré que cette hégémonie occidentale avait du plomb dans l’aile. Non seulement une énorme majorité des pays du monde refusaient d’appliquer les sanctions édictées par les États-Unis et leurs alliés, en dépit des pressions de Washington et de Bruxelles, mais encore on apprenait que, en parité de pouvoir d’achat, le PIB cumulé des cinq membres des BRICS dépassait celui des membres du G7, censés être l’alpha et l’oméga de l’économie mondiale. Mieux, on apprenait de la bouche de Mme Naledi Pandor, ministre des Relations internationales et de la Coopération d’Afrique du Sud, que 23 pays avaient fait acte de candidature au groupe à l’approche du sommet de Johannesburg, en août dernier.
Mais, expliquaient alors les médias occidentaux, tout cela ne voulait rien dire en raison des contradictions internes de ces différents pays du « Sud global », des différences de développement économique, de l’impossibilité de mettre en place une monnaie commune pour concurrencer vraiment le dollar et, surtout, le manque d’une compatibilité idéologique susceptible de donner à l’ensemble une cohésion, à la différence des pays occidentaux qui sont unis par la défense de la démocratie et des droits de l’homme.
Pourtant, la rencontre de Johannesburg a montré que les BRICS, augmentés de six pays (l’Arabie saoudite, l’Argentine, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et l’Iran) possèdent bien une idéologie qui peut paradoxalement se définir par… l’absence d’idéologie ! En d’autres termes par une vision des relations internationales telle qu’elle existait à une époque où « l’ordre fondé sur des règles » (à géométrie variable) n’était pas encore venu justifier la politique interventionniste occidentale. Cette vision est celle de la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays et d’un monde où chacun choisit ses alliances à sa guise sans interférence extérieure.
Les interrogations d’une partie de la communauté internationale – en substance l’« Occident collectif » comme disent les Russes – concernant le poids et l’avenir des BRICS étaient fondées sur la capacité du groupe à se transformer en une organisation structurée avec des chartes, procédures et institutions propres élaborant une politique commune, sur l’exemple de l’Union européenne ou de l’OTAN. Ce n’est pas la voie qui a été choisie. Les membres des BRICS ont décidé de rester une communauté libre. Comme le disait Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, à la fin du sommet, le nom du groupe ne serait pas altéré par l’ajout de six nouvelles lettres : « Nous nous sommes tous prononcés en faveur de garder le même nom, c'est devenu une marque ». En d’autres termes, et pour poursuivre sur la métaphore commerciale, les BRICS, à onze et sans doute plus à l'avenir, ne sont pas une nouvelle organisation internationale, mais une franchise.
Dans un futur prévisible, la structure va rester délibérément informelle, privilégiant la diplomatie classique : pourparlers directs pour concilier les intérêts nationaux. Le seul forum où des décisions sont prises est celui des sommets des dirigeants des États membres qui s’entendent à l’amiable. C'est ainsi que les nouveaux participants ont été cooptés en respectant un équilibre consensuel, comme l’explique brillament l’économiste Jacques Sapir, interviewé par Elise Blaise pour TVL.
Si la volonté des cinq membres originels des BRICS avait été de créer une organisation puissante destinée à concurrencer les Occidentaux, il est certain que d’autres pays importants, comme l’Algérie, le Maroc ou l’Indonésie, auraient été invités de préférence à l’Éthiopie.
Ce qui prime dans l’élargissement n’est pas le nombre et la qualité des puissances invitées, mais le choix du modèle de développement. Jusqu'à présent, les BRICS, en dépit de leurs différences, étaient unis par leur volonté de tracer une voie indépendante et libérée de toute contrainte extérieure. C’est pour cette raison que le groupe a été considéré, peu ou prou, comme l’amorce d’une structure qui serait un contrepoids au G7 et finirait par établir des structures qui le transformeraient en une sorte de puissance mondiale antioccidentale.
Ce n’est pas sur cette voie que les BRICS se sont engagés. En réalité, à l’exception de la Russie qui se trouve engagée de facto dans une guerre contre l’OTAN, aucun pays membre n’a intérêt à s’engager dans une lutte frontale avec l’Occident. Pour le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud et même la Chine, soutenir la Russie et ne pas vouloir répercuter les sanctions contre elles ne signifie pas qu’ils vont couper les ponts et amplifier un antagonisme contre-productif avec les États-Unis et leurs alliés (même si d'une manière peu avisée Washington s'est engagé dans une telle politique à l'égard de Pékin)..
Ce qui compte aujourd’hui pour les BRICS à cinq et, à partir de 2024, à onze, c’est avant tout d’élargir le nombre de pays engagés sur la voie de la dédollarisation de leurs échanges tout en changeant le paradigme des relations internationales, d’abord entre eux, puis avec leurs partenaires : sortir d’une logique de domination et d’imposition de « règles » à double ou triple standard, pour entrer dans une logique de relations non coercitives et de non-ingérence.
Cependant, il ne faut pas se leurrer : les BRICS s’élargissent dans une perspective d’interaction extérieure à l’Occident. D’ailleurs, la seule condition de cooptation de nouveaux membres est la non-participation aux coalitions militaires et politiques occidentales.
La nature composite du groupe où aucun des cinq membres d’origine – et particulièrement des trois principaux que sont la Chine, la Russie et l’Inde – ne peut faire valoir de prérogatives sur les autres et où tous ont besoin de la dynamique commune est susceptible de garantir sa pérennité et l’attrait pour de nombreux pays qui ont déjà fait acte de candidature ou qui manifestent de plus en plus leur intérêt.