Prigojine : Non, Mario Puzo n’est pas dans le coup
Le site du crash de l'Embraer Legacy d'Evgueni Prigojine

Prigojine : Non, Mario Puzo n’est pas dans le coup

L’auteur du Parrain, disparu en 1999, doit se retourner dans sa tombe tellement ses personnages, Vito et Michael Corleone, sont mis à toutes les sauces. La plupart des médias occidentaux ont fait un lien entre la mort d’Evgueni Prigojine dans le crash de son jet privé et le « baiser de la mort » que le président Vladimir Poutine, en bon capo mafieux, aurait donné à son caporegime pour lui pardonner sa trahison avant de le faire assassiner huit semaines plus tard. Disons-le tout de suite, cette image ne correspond en aucun cas à la réalité.

Évidemment, chacun a le droit de penser que Vladimir Poutine est un monstre, la réincarnation de Vlad III l’Empaleur ou de Staline, selon un narratif efficacement imposé par une propagande habile, mais on se prive, ce faisant, des outils intellectuels qui permettraient de comprendre qui il est, ce qui le motive et quelles sont vraiment ses aspirations et ses idées. Le pire est que les élites occidentales finissent par croire en la légende qu’elles ont elles-mêmes forgé et cela les pousse à prendre de très mauvaises décisions fondées sur des fantasmes. Le jour où l’on cessera d’analyser la Russie et son président comme s’ils sortaient de films d’Hollywood où de romans à succès, le monde deviendra certainement un endroit plus sûr.

Selon la version communément véhiculée en Occident, le président Poutine se serait vengé de la trahison de Prigojine lors de la mutinerie des 23 et 24 juin derniers. Le fait que l’avion ait été détruit juste deux mois après cet événement semble plaider pour cette hypothèse : le Kremlin aurait voulu envoyer un signal clair à toute opposition potentielle : « quiconque défiera le pouvoir russe sera détruit ». Pour appuyer cette thèse, une vidéo est largement diffusée : lors d’une interview, en 2018, Vladimir Poutine affirmait qu'il ne pardonnait pas la trahison.

Qu’est ce qui nous permet de dire que le président russe n’est sans doute pas impliqué dans la mort de Prigojine ?

D’abord, il faut considérer que faire assassiner un homme aussi célèbre que le patron du groupe Wagner en plein sommet des BRICS en sachant que cela va détourner l’attention de tous les médias mondiaux et reléguer dans l’ombre les résultats de la rencontre de Johannesburg ne semble pas très intelligent de la part d'un homme que l’on présente comme un joueur d'échecs froid et calculateur. Rien ne pressait vraiment et Prigojine aurait tout aussi bien pu être « liquidé » le 23 septembre ou le 23 octobre.

Un autre élément à décharge est que le président russe a dit à la télévision russe, après la mutinerie de Wagner, qu’il tiendrait sa promesse de laisser les personnes impliquées dans les événements décider de leur propre avenir sans crainte de représailles de l'État. Or, en dépit de ce que l’on dit en Occident, la réputation de Vladimir Poutine à l’intérieur du pays est de toujours respecter la parole donnée, contrairement aux hommes politiques occidentaux qui ne tiennent pas leurs engagements. Il est difficile d’envisager que le président russe ait aussi facilement ruiné cette réputation en reniant ostensiblement sa promesse.

De plus, si Poutine avait vraiment fait tuer Prigojine, il est vraisemblable qu’il n’aurait pas autorisé la mort de victimes collatérales qui n’étaient pas impliquées : les quatre gardes du corps et, surtout, les trois membres d’équipage de l’avion. Sans compter que l’appareil aurait pu s’écraser sur des habitations et blesser ou tuer d’autres civils.

Il est également difficile de croire que Vladimir Poutine ait agi par une sorte d’instinct primaire, sans tenir compte du fait que l'élimination de Prigojine et la violation flagrante de sa promesse induisaient le risque de réactions imprévisibles de la part des combattants de Wagner et des partisans du groupe au sein des forces armées. Même s'il était minime, à quoi bon prendre un tel risque alors que Prigojine, en dépit de ses facéties et de ses mises en scène, n’était plus en état de nuire en raison des enquêtes dont il faisait l’objet, comme nous le montrions dans un précédent article.

Nous voyons poindre l’objection a tout ce que nous venons d’écrire : Poutine aurait précisément agi de manière absurde pour détourner les soupçons ! Mais, puisque la presse occidentale tout entière allait le désigner d’office comme coupable, à quoi bon tenter de nier quoi que ce soit ?

En définitive, si le Kremlin avait voulu se débarrasser de Prigojine, il l’aurait vraisemblablement attendu de le faire dans un autre pays (il rentrait du Sahel, il n’aurait pas été difficile de le faire y retourner) et, surtout, à un autre moment que le sommet des BRICS.

Alors qui ?

Les coupables potentiels sont nombreux, mais ils se rangent essentiellement dans deux catégories : les « insiders » et les services secrets étrangers.

Par « insiders », nous faisons référence à trois catégories distinctes de personnes qui auraient eu facilement accès à l’avion et aux membres d’équipage et donc la possibilité de placer la bombe fatidique dans le bon avion au bon moment.

1) D'abord, des membres de Wagner mécontents de la publicité négative que les facéties et les apparitions intempestives de Prigojine donnaient du groupe. Il est possible qu’un cénacle de commandants de la société militaire privée aient décidé de tourner définitivement la page Prigojine et de partir sur de nouvelles bases conformément au cadre qui fut établi avec le président Poutine lors de la réunion du 29 juin dernier. La capacité de Prigojine à vouloir apparaître comme le véritable patron du groupe en se montrant avec des responsables africains à Saint-Pétersbourg ou en se filmant au Sahel a pu indisposer certains responsables de Wagner. Il est cependant peu probable qu’ils aient agi sans l’aval du ministère de la Défense et cela nous amène au deuxième groupe.

2) Il s'agit de responsables militaires excédés par le comportement de Prigojine et son apparente impunité. En d’autres termes, ce serait une vengeance, soit du ministre de la Défense Sergueï Choïgou et du chef de l’état-major général Valeri Guerassimov, soit de certains de leurs subordonnés.

Choïgou et Guerassimov avaient sans doute de nombreux griefs contre Prigojine qui leur avait tenu tête et cherché à les ridiculiser à de nombreuses reprises, mais il est difficile de croire qu’ils aient pris la décision de liquider leur bête noire précisément au moment où le président Poutine comptait tirer profit du sommet des BRICS. De même, il est probable qu’ils n’auraient pas détruit un avion avec des personnes innocentes à bord alors que les moyens ne manquent pas de tuer un individu sans pertes collatérales, même s’il est très bien protégé.

En revanche, il est un peu plus crédible de penser qu’un groupe d’officiers supérieurs ou généraux – éloigné des cercles du pouvoir – ait pris la décision d’éliminer Prigojine précisément deux mois après que les combattants de Wagner ont provoqué la mort des pilotes et membres d’équipage des avions russes abattus lors de la mutinerie. Dans cette hypothèse, il faut évidemment considérer que, pour eux, la date comptait plus que des considérations de politique internationale dont ils n’étaient sans doute pas conscients de l’importance. Cette thèse est privilégiée par l’homme d’affaires et analyste Xavier Moreau, fin commentateur des questions russes.

3) Parmi les « insiders », il ne faut pas négliger une troisième piste qui a notre préférence : il s’agit du groupe beaucoup plus intéressant bien que très mal défini des partenaires d’affaires à qui Prigojine a fait perdre des fortunes en raison de la fin de tous ses contrats avec le gouvernement russe et de la reprise en main par l’État des activités de Wagner en Afrique. Il convient de garder à l’esprit que ces affaires concernent des milliards USD en plus des enjeux de pouvoir et de nombreux trafics douteux. Des associés et autres relations d’affaires de Prigojine ont pu se sentir menacés non seulement par les conséquences des investigations engagées par la Comité d’enquête russe, mais aussi par ce que Prigojine lui-même aurait pu raconter aux enquêteurs. Paradoxalement, on se retrouve ici dans une configuration mafieuse digne du Parrain : attention ce n’est pas Michael Corleone donnant le « baiser de la mort » à son frère Fredo, mais bien plutôt les Barzini faisant liquider Sonny Corleone à un péage sur la Long Island Expressway. Il est clair que de telles personnes ne s’encombrent pas de scrupules et cherchent le meilleur moyen de parvenir à leurs fins sans éviter les pertes collatérales.

Il est possible, bien qu’on ne puisse pas l’affirmer, que les apparitions de Prigojine en compagnie de responsables africains au moment du sommet Russie-Afrique de Saint-Pétersbourg ou son voyage au Sahel à la veille de sa mort aient été destinés à rassurer ses partenaires sur le fait qu’il était toujours aux affaires.

Précisons que selon certaines informations la bombe aurait été placée sur un train d’atterrissage de l’appareil par l’un des pilotes habituels de Prigojine, un certain Artiom Stepanov qui serait aujourd’hui en fuite. Il est difficile de déterminer la réalité de cette piste mais elle laisse suggérer un attentat orchestré « de l’intérieur ».

Cette piste n’est pas incompatible avec le dernier groupe de suspects importants : les services de renseignement étrangers. Bien sûr, il est clair que si les Ukrainiens avaient pu se débarrasser de Prigojine, ils l’auraient fait. C’était une cible bien plus importante et légitime que l’écrivain Zakhar Prilepine ou le philosophe Alexandre Douguine (n’oublions pas que sa fille, Daria Douguina, a été tuée dans un attentat qui lui était destiné).

De même, les services occidentaux, essentiellement américains ou britanniques, auraient pu avoir un intérêt à tuer Prigojine dans le but de contribuer à déstabiliser la Russie et le Kremlin, provoquer des mouvements de protestation et même, dans la pire des hypothèses, favoriser des querelles – éventuellement armées – entre Wagner et les militaires.

Outre le fait que ces considérations qui nourrissent les fantasmes occidentaux relèvent du wishful thinking, une opération de cet ordre se programme à l’avance et avec beaucoup de minutie pour surtout ne pas être pris : un attentat perpétré sur le sol d’un pays avec lequel on n’est pas en guerre contre des ressortissants de ce pays est indiscutablement un acte terroriste et même un casus belli. Pour parvenir à placer une bombe dans l’avion, il fallait connaître à l’avance l’emploi du temps et les déplacements de Prigojine, et surtout avoir la possibilité d’accéder à l’appareil en temps voulu. Un complice de l’intérieur était nécessaire. Si le pilote Artiom Stepanov est effectivement impliqué, il est possible qu’il ait été soudoyé par un service étranger. Mais il est beaucoup plus probable qu’il ait agi pour le compte des « insiders » que je mentionnais plus haut. Ainsi, même si la piste de l’« étranger » n’est pas à écarter, elle n’apparaît pas comme la plus crédible de toutes.

Il reste une dernière hypothèse qu’il convient de ne pas exclure même si elle semble la moins probable : celle d’un accident qui serait survenu lors de la manipulation d’armes, de munitions ou d’explosifs par le groupe des gardes du corps à l’intérieur de l’appareil. Nous ne nous attarderons pas sur cette dernière hypothèse parce qu’il n’y a aucun élément qui permette de la confirmer ou de l’infirmer. Elle a cependant la préférence de certains experts, notamment de Scott Ritter, commentateur militaire et ancien inspecteur de la commission spéciale des Nations unies (UNSCOM) en Irak.

En conclusion, il est probable que la mort de Prigojine n’aura que peu d’influence sur la situation actuelle, mis à part la mauvaise publicité (ou black PR) qu’elle apporte au Kremlin à un moment géopolitiquement sensible. La réorganisation de Wagner était déjà en cours et Prigojine n’avait plus son mot à dire, même s’il essayait de faire croire le contraire. Les commandants conservent le contrôle de leurs troupes et il ne semble pas que les soldats soient sur le point de se révolter. Tout indique qu’ils ont pris une certaine distance avec l’homme d’affaires qui les a entraînés dans une impasse les 23 et 24 juin. Les opérations africaines du groupe ne seront probablement pas affectées car il a toujours été irréaliste d'imaginer que lui et quelques membres de l'élite microgéraient des dizaines d'équipes tactiques sur le terrain dans divers pays en temps réel. En revanche, les opérations financières et les trafics qui généraient une grande partie des revenus de Wagner ne manqueront pas d’être réorganisés : il y aura toujours des candidats pour combler les vides laissés par la mort de personnalités qui semblaient irremplaçables. En tout état de cause, cet incident ne déstabilisera pas la Russie. Il n’entravera pas non plus ses activités africaines ou ses opérations spéciales.

 

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique