Ces derniers jours, la presse occidentale a été unanime à annoncer, avec des variantes minimes, l’information suivante : « Vladimir Poutine a reçu Evgueni Prigojine au Kremlin le 29 juin, peu de temps après la mutinerie manquée. Qu’est-ce que cela cache ? » À partir de là, une logorrhée de spéculations oiseuses, d’hypothèses débiles et d’affirmations péremptoires étayées par du vent s’est déversée de la bouche des habituels généraux de plateau et spécialistes qui connaissent les circonvolutions du cerveau du président russe mieux que leur propre poche.
En gros, chacun mettait en évidence la connivence entre les deux hommes, preuve que la mutinerie était un faux putsch mais un vrai coup monté destiné, au choix, à tromper les Ukrainiens et l’OTAN sur des mouvements de troupes, à démasquer d’éventuels « putschistes » au sein de l’armée, à découvrir de supposées forces dissidentes dans les milieux politiques, etc. Prolonger la liste ne sert à rien car il n’y a aucun élément concret qui permette de donner corps à l’une ou l’autre hypothèse (même le retrait d’un certain nombre de généraux de premier ordre, efficaces dans les récents combats, peut s’expliquer par leur réaffectation dans la perspective d’une grande offensive en préparation).
Comme souvent, et selon le principe du rasoir d’Ockham que nous mettions en évidence dans un précédent article l’explication la plus simple est la meilleure. Pour commencer, il convient de préciser que la rencontre en serait restée au stade des rumeurs si le président Poutine n’avait pas expliqué, lors d’une conversation avec le journaliste Andreï Kolesnikov du journal Kommersant, le 13 juillet, qu’il avait organisé cette réunion, le 29 juin, pour rencontrer les commandants de la SMP[1] Wagner et discuter des solutions possibles pour que le groupe continue de combattre comme un ensemble unique, c’est-à-dire sans être divisé en sections réaffectées à d’autres unités de l’armée régulière. En d’autres termes, il s’agissait d’une convocation faite à l’ensemble des 34 chefs des unités de Wagner « dont les combattants ordinaires se sont battus avec dignité ». C’était avant tout avec eux que le président voulait parler, même si Prigojine était là aussi.
Selon les propres dires du président, la réunion a duré trois heures. « J’ai dressé [avec eux] le bilan de ce qu'ils ont fait sur le champ de bataille et, d'autre part, ce qu'ils ont fait lors des événements du 24 juin. » Après quoi, dans un troisième temps, il a présenté les options qui s’offraient et formulé l’offre suivante : tous les combattants de Wagner pourraient « se rassembler en un seul endroit et continuer à servir, et rien ne changera[it] pour eux ». Ils seraient dirigés par « la même personne qui a été leur véritable commandant » depuis seize mois et dont le nom de guerre est « Sedoï » (« Grisonnant »).
« Beaucoup ont hoché la tête quand j'ai dit cela », a poursuivi Vladimir Poutine. « Mais Prigojine, qui était assis devant, n'a pas vu cela et a déclaré après avoir écouté : – Non, les gars ne sont pas d'accord avec cette décision ».
Après cette narration, une partie de la presse occidentale a mis l’accent sur le fait que Vladimir Poutine s’était « abaissé » à « négocier » avec celui qui avait défié son autorité quelques jours plus tôt. En réalité, ce n’est vraiment pas ce qui s’est passé : on apprenait très vite que les troupes de Wagner se rassemblaient en Biélorussie – officiellement pour entraîner et former des unités de l’armée biélorusse – et que leur nouveau chef était le colonel Andreï Trochev dit « Sedoï », 60 ans, un vétéran de l'armée russe hautement décoré qui a joué un rôle majeur en Syrie où il a été directement impliqué dans des opérations militaires. C’est lui qui a dirigé sur le terrain la SMP Wagner depuis le début des combats en Ukraine.
En réalité, la réunion du 29 juin a effectivement mis fin au contrôle de Prigojine sur le groupe Wagner. Ce n’était pas une « négociation », mais une remise au pas. Peu de temps après, le 4 ou le 5 juillet, la police russe et le FSB ont perquisitionné le grand domaine du milliardaire à Saint-Pétersbourg. Les trouvailles plutôt révoltantes faites par les enquêteurs ont été rendues publiques et ne plaident pas en sa faveur. Elles permettent aux médias officiels de ruiner sa réputation.
Ainsi, les deux dernières livraisons de l'émission hebdomadaire Vesti nedeli du présentateur vedette Dmitri Kisseliov, sur la chaîne Rossiïa 1, se sont penchées en détail les activités du chef de Wagner. Voici les conclusions des reportages : le courage militaire de Prigojine n’était qu’une fiction puisqu’il était avant tout un homme d'affaires qui vivait dans l’abondance et gardait chez lui des fortunes en or et en cash – plus d’un milliard de roubles – acquises dans des opérations obscures. C’était l’un de ces hommes d’affaires sans foi ni loi, issu directement des années 1990, c’est-à-dire un type peu recommandable qui intimidait les fonctionnaires pour s'emparer de terrains et de biens immobiliers historiques à Saint-Pétersbourg. De plus, il n’hésitait pas à utiliser son empire médiatique pour saper la réputation de hauts fonctionnaires s'ils n'acceptaient pas ses conditions. Une dernière touche de dérision : il possédait une grande collection de perruques…
En tout cas, tout cela ne laisse pas anticiper une quelconque mansuétude judiciaire, ni de future grâce présidentielle.
Un dernier point, lors de l’interview informelle donnée au journaliste de Kommersant, Vladimir Poutine a précisé que, comme la Russie ne disposait pas de loi sur les organisations militaires privées, la SMP Wagner n’avait pas d’existence légale et que c’était donc à la Douma d’État et au gouvernement de se pencher sur le problème. Cela signifie que le groupe en tant que tel – c’est-à-dire sans existence légale – ne peut agir qu’à l’extérieur des frontières de la fédération de Russie, d’où le positionnement en Biélorussie des unités combattantes. Du moins pour le moment, en attente d’une éventuelle loi ad hoc.
[1] Société militaire privée.