Russie : l’affaire Prigojine et le principe du rasoir d’Ockham
Evgueni Prigojine sous le regard critique de Guillaume d'Ockham

Russie : l’affaire Prigojine et le principe du rasoir d’Ockham

Tout a été dit sur la mutinerie d’Evgueni Prigojine, ses motivations, son déroulement et ses conséquences. Tout et son contraire. En tout cas, les faits sont maintenant établis et il est inutile d’y revenir, le seuil de saturation ayant été atteint et même dépassé. Comme toujours lorsqu’il est question de la Russie, la prolifération des commentaires absurdes, des hypothèses folles et des théories fumeuses a envahi la plupart des plateaux de télévision[1] où, pour paraphraser Chrysale dans Les femmes savantes :

Les secrets les plus fous s’y laissent concevoir
Et l’on sait tout chez eux, hors ce qu’il faut savoir.

À l’un de ces talk-shows, la représentante d’une association humanitaire s’improvisait « experte » kremlinologue en élaborant une théorie fumeuse pour expliquer que Nikolaï Patrouchev, le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, était forcément dans le coup de Prigojine parce que – vous n’imaginez pas ! – il avait dirigé le FSB de Minsk ! Cette dame n’avait même pas pris la peine de vérifier qu’à l’époque du séjour de Patrouchev dans la capitale biélorusse (1974-1975), il avait 24 ans et qu’il avait simplement suivi les cours de l’École supérieure du KGB. D’ailleurs, le FSB n’existait pas encore !

Dans la même émission, la même personne reprenait la propagande ukrainienne en affirmant que les Russes voulaient détruire la centrale nucléaire à Energodar (ZNPP) sans tenir compte que, plus tôt, l’amiral John Kirby, porte-parole du Conseil national de sécurité américain, avait affirmé lors d'un briefing que les États-Unis n’avaient pas décelé le moindre indice d’un tel risque. Sans compter que l’on cherche depuis longtemps la logique qui pousserait les Russes à bombarder ou à vouloir détruire la seule des quatre centrales nucléaires d’Ukraine qui est sous leur contrôle !

À côté de telles bêtises, d’autres théories circulent qui sont plus difficiles à évaluer. Aux États-Unis, plusieurs spécialistes sérieux voient la main de la CIA et du MI6 derrière l’action de Prigojine. En effet, selon des indiscrétions des services de renseignement américains communiquées par le Washington Post et confirmées ensuite par différentes sources, l’administration Biden aurait été au courant des préparatifs de la mutinerie dès la mi-juin, mais aurait choisi de se taire pour éviter d'aider le président Poutine. Depuis les premières sanctions, l’année dernière, les responsables occidentaux attendaient, en vain, l’effondrement du pouvoir russe : ils n’allaient tout de même pas prévenir ce dernier du danger alors que leur rêve le plus cher avait enfin une chance de se produire.

Cependant, cette position (« nous savions tout mais nous n’avions rien dit ») soulève des questions que la presse et les réseaux sociaux de l’autre côté de l’Atlantique ne manquent pas de poser. La plus évidente est la suivante : si les services américains étaient au courant, alors les services russes pouvaient-ils ne pas l’être aussi ? Bien sûr, la conclusion avancée est qu’ils l’étaient et que le Kremlin a laissé faire pour pouvoir se débarrasser de Prigojine qui devenait trop embarrassant. Cependant, le sort de ce dernier, exilé en Biélorussie, contredit fortement cette thèse.

D’où cette question subsidiaire : se pourrait-il qu’il y ait eu une sorte d’accord entre Prigojine et les Américains, par l’intermédiaire du Service de sécurité d’Ukraine (SBU), pour déstabiliser le pouvoir russe ? En effet, les documents secrets du Pentagone et de la CIA révélés l’hiver dernier[2] indiquent que le patron de Wagner était en contact avec un responsable du SBU. Selon cette hypothèse, Prigojine aurait joué le rôle d’un « cheval de Troie » (non pas « à l’envers » comme le disait BHL) mais bien droit et bien direct pour provoquer une guerre civile à Moscou. Là encore, l’exil en Biélorussie ne cadre pas avec cette théorie.

C’est alors qu’apparaît une question complémentaire : et si Prigojine, au lieu d’être un agent ukraino-américain, avait été un agent double travaillant pour le Kremlin ? Dans ce cas, les Russes savaient ce qui allait se passer et s’étaient préparés. D’où la mansuétude de Vladimir Poutine.

On peut allonger sur des pages cette litanie de points d’interrogation. James Angleton, le maître espion américain des années 1950 et 1960, définissait en substance l’espionnage comme un jeu de miroirs infini. Il est évident que les réponses à toutes ces questions – si elles existent – sont inaccessibles pour le moment. Se livrer à des spéculations ne sert donc à rien et il convient en cette matière, comme dans beaucoup d’autres, de faire confiance à la sagesse du philosophe franciscain anglais Guillaume d’Ockham (1285-1347). Il est l’auteur du célèbre principe du rasoir qui porte son nom et qu’on peut résumer ainsi : toutes choses étant égales par ailleurs, la solution la plus simple a tendance à être la bonne.

Entendons-nous bien : rien ne permet d’exclure que les services américains et britanniques soient impliqués d’une manière ou d’une autre dans l’organisation de l’aventure Prigojine. Mais, en attendant des révélations documentées, il ne faut pas tenir pour des preuves irréfragables les mises en garde que la CIA ou d’autres agences américaines ont présentées aux autorités de Washington. S’ils ont fourni des rapports sur la conduite irresponsable de Prigojine, de nombreux articles de presse l’ont également fait depuis des semaines. Dans ces conditions et face à des événements imprévus, il est toujours tentant pour un service de renseignement de ressortir quelques analyses pas trop anciennes et de se donner le beau rôle en affirmant qu’ils avaient prévenu le pouvoir politique. Comme le disait le personnage de Jean Cocteau dans Les mariés de la tour Eiffel, « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur ».

 

[1] Pas tous, heureusement. J’ai eu le plaisir de participer à des débats de bonne tenue sur CNews, animés de main de maître par Eliot Deval, Frédéric Taddeï ou encore Julien Pasquet.

[2] Ils ont été mis en ligne sur un site de jeu vidéo par Jack Teixeira, un jeune soldat de la Garde nationale du Massachusetts, qui aurait voulu épater les autres joueurs. Étant donné que certains documents semblaient dépasser son niveau d’habilitation, on ne saurait exclure la thèse d’une manipulation du Pentagone pour contester indirectement la politique de la Maison Blanche et du département d’État.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique