Nucléaire tactique : La sénilité rendrait-elle sourd ?
Scène du film de Stanley Kubrick "Docteur Folamour ou : comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe" (1964).

Nucléaire tactique : La sénilité rendrait-elle sourd ?

Dissuasion : n. f. 1. Moyen quelconque utilisé pour dissuader quelqu'un, un groupe. 2. Stratégie de défense qui s'appuie essentiellement sur l'arme nucléaire. (L'adversaire potentiel renonce à une agression parce qu'il pense que le gain escomptable est inférieur au risque de destruction qu'il encourt…). Dictionnaire Larousse.

Disons-le tout de suite, la réponse à la question posée en titre est non. La preuve nous en a été fournie lundi soir 19 juin, par un dialogue surréaliste entre Anne-Sophie Lapix et Elon Musk, sur France 2. Après avoir répondu à plusieurs reprises que Twitter, qu’il possède, respecterait la loi, l’homme d’affaires s’énerve quelque peu devant l’insistance de l’inquisitrice la journaliste en disant « Oui, je l’ai déjà dit, Twitter respectera la réglementation. C’est la quatrième fois que je le dis… ou la troisième. » Que l’on se rassure, Madame Lapix n’est évidemment pas sénile et elle n’est pas devenue sourde. Elle se contentait de faire la sourde oreille pour tenter de pousser son interlocuteur à la faute.

Étant donné le comportement pour le moins étrange ces derniers temps du président des États-Unis Joe « God save the Queen » Biden, on serait plus en droit de s’interroger sur le lien sénilité/surdité à son endroit. En effet, le jour même de la joute Lapix-Musk, le locataire de la Maison Blanche relançait un débat récurrent avec son homologue/adversaire russe Vladimir Poutine : « Biden says threat of Putin using tactical nuclear weapons is 'real'[1] », titrait une dépêche de Reuters. Il semblait ne pas avoir entendu les propos que le président russe avait tenus trois jours plus tôt, au moins pour la quatrième fois, sinon la cinquième ou même la sixième, au sujet de la doctrine russe d’emploi des armes nucléaires. Le 16 juin 2023, lors de la séance plénière du Forum économique international de Saint-Pétersbourg (SPIEF), Vladimir Poutine a répondu de la manière suivante à une question sur l’utilisation des armes nucléaires tactiques comme une manière d’abaisser le seuil de dissuasion avant des frappes d’armes stratégiques :

« Je rejette cela. Il est certainement théoriquement possible d'utiliser des armes nucléaires de cette façon. Pour la Russie, c'est possible s'il y a une menace pour notre intégrité territoriale, notre indépendance et notre souveraineté, une menace existentielle pour l'État russe. Les armes nucléaires sont créées pour assurer notre sécurité, au sens le plus large du terme, et l'existence de l'État russe.

Mais, d’abord, nous n'avons pas un tel besoin, et ensuite, le fait même de raisonner sur ce sujet contient déjà la possibilité d'abaisser le seuil d'utilisation de ces armes. C'est un premier point.

Le deuxième point est que nous avons plus d'armes nucléaires de ce type que les pays de l'OTAN. Ils le savent et ne cessent jamais d'essayer de nous persuader d'entamer des pourparlers sur la réduction nucléaire. Qu’ils aillent se faire foutre[2], vous comprenez ? Comme on dit vulgairement chez nous. Parce que, pour le dire dans le langage des termes économiques, c'est notre avantage concurrentiel. (…)

C'est un élément de dissuasion, de sorte que tous ceux qui pensent à nous infliger une défaite stratégique devraient garder cette circonstance à l'esprit. »

Ainsi, en dépit des déclarations de certains hommes politiques et commentateurs russes qui appellent à l’utilisation des armes nucléaires tactiques sur le champ de bataille en pariant (c’est bien le mot) que les Occidentaux ne riposteraient pas, le président Poutine s’en tient à la position qui est la sienne depuis le début du conflit : pas d’usage en premier de l’arme nucléaire, tactique ou stratégique, tant qu’il n’existe pas de « menace existentielle pour l’État russe ». En d’autres termes, tant que l’OTAN (ou tout autre adversaire) ne sera pas aux portes de Moscou. D’ailleurs, il y a quarante ans les Occidentaux envisageaient de la même manière l’usage du nucléaire tactique pour riposter à un déferlement de chars soviétiques sur l’Europe occidentale.

On peut imaginer que le président Joe « Where’s mom ? » Biden est parfaitement au courant de tout cela. En tout cas, s’il ne l’est pas, son conseiller à la sécurité nationale, Jack Sullivan, son secrétaire d’État, Antony Blinken, et son secrétaire à la défense, Lloyd Austin, sans oublier les directeurs du renseignement national, Avril Haines, et de l’agence centrale du renseignement, William Burns, doivent l’être. Donc ceux qui le briefent, murmurent à son oreille, écrivent ses notes et ses interventions le sont aussi. Il me semble que c’est une claire indication du fait que l’administration Biden pratique la même tactique que Madame Lapix face à Monsieur Musk : tenter de pousser l’adversaire à la faute tout en montrant à l’opinion publique américaine et occidentale à quel point il est méchant.

D’ailleurs, le chef de l’État russe n’en est pas dupe. Au cours de la même interview, il précisait : « Écoutez, tout ce que vous avez dit est une tentative de nous inciter à prendre des mesures de réponse sérieuses et puissantes. La tentative d'endommager le Kremlin, qui est la résidence du président de la Fédération de Russie, les attaques contre la région de Belgorod et les régions voisines de la Russie sont des tentatives pour nous inciter à prendre des mesures de riposte. Vous savez, nous avons détruit cinq systèmes de défense aérienne Patriot près de Kiev. Pensez-vous qu'il est difficile pour nous de détruire un bâtiment ou une structure dans le centre de Kiev ? Cela ne l'est pas. Nous ne le faisons pas pour différentes raisons (…). Mais nous avons cette capacité, et tout le monde le sait et attend que nous commencions à appuyer sur des boutons. Il n'y a pas besoin de cela (…). Ce n'est pas nécessaire, car l'ennemi ne réussit pas sur la ligne de front et c'est leur problème. Sachant qu'il y a peu de chance de succès, ils nous poussent à réagir durement, espérant nous pointer du doigt et dire : "Regardez-les : ils sont méchants et cruels, personne ne devrait avoir affaire à eux." Ils veulent le dire à tous les partenaires avec lesquels nous travaillons actuellement. Donc, non, il n'est pas nécessaire de prendre de telles mesures. »

Le véritable problème est que, tant que Vladimir Poutine restera sur cette position, ce que l’on peut appeler la « tactique-Lapix » ne peut pas fonctionner. Selon l’article de Reuters cité plus haut, les militaires américains eux-mêmes ont reconnu que, après le début de l’implantation d’ogives nucléaires tactique russes en Biélorussie, ils n’avaient perçu aucun signe que la Russie se préparait à utiliser de telles armes et que les États-Unis « n’avaient pas l’intention de changer leur position sur les armes nucléaires stratégiques » en réponse à ce déploiement.

D’ailleurs, face aux critiques, la Russie justifie cette action par la présence d’armes nucléaires américaines en Europe (voir notre article) depuis des décennies. Le but de la manœuvre étant de sanctuariser aussi le territoire de la Biélorussie.

Dans certains cercles otaniens, on avance que l’entrée de troupes de l’OTAN (polonaises, baltes ou roumaines) dans l’ouest de l’Ukraine (sous leurs uniformes nationaux ou comme « volontaires » de l’armée ukrainienne), que ce soit pour participer aux combats ou simplement pour sécuriser les frontières du pays, pourrait être l’élément déclencheur d’une frappe nucléaire tactique. La livraison à l’Ukraine d’avions de combat multirôle F-16 Fighting Falcon pourrait donner à la Russie, toujours selon les mêmes milieux, une autre occasion d’utiliser ces armes : en effet, la maintenance, le décollage et l’atterrissage de ces avions nécessitent des pistes en parfait état et des équipements particuliers qui ne pourraient être fournis que par les pays otaniens limitrophes. Une telle frappe contre un aérodrome polonais ou roumain pourrait impliquer une riposte otanienne et déclencher – là réellement pour le coup – la troisième guerre mondiale.

Mais ces spéculations n’ont que peu de sens : jusqu’à présent la dissuasion continue de fonctionner et, même si, à Washington ou Varsovie, certaines têtes brûlées « néoconnes » sont prêtes à aller jusqu’à l’implication directe, la plupart des alliés ne le sont pas.

De plus, il faut se souvenir que, depuis le discours annuel de Vladimir Poutine devant l’Assemblée fédérale, en 2018, la donne stratégique a changé. En dépit des sarcasmes de l’époque, la Russie dispose d’armes hypersoniques qui, on l’a vu au cours des derniers mois, fonctionnent très bien et peuvent non seulement détruire avec précision des batteries Patriot mais aussi des bunkers souterrains. Ce sont de telles armes, dotées de charges conventionnelles pas forcément très puissantes, qui s’abattraient, le cas échéant, sur les centres de commandement des troupes otaniennes impliquées sur le sol ukrainien et sur les aérodromes d’où décolleraient les fameux F-16. Reste à savoir si cela provoquerait un nouveau pas de l’escalade ou un arrêt des velléités d’intervention. Après tout, la dissuasion ne dépend peut-être plus exclusivement des armes nucléaires…

 

[1] « Biden dit que la menace que Poutine utilise des armes nucléaires tactiques est "réelle". »

[2] « Хрен им ». La traduction en anglais est plus littérale : « Fuck them »

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique