Occident : L’hubris destructrice
Chute d'Icare provoquée par l'hubris (Jacob Peter Gowy, 1637, Musée des Beaux-Arts de La Corogne).

Occident : L’hubris destructrice

Concernant la guerre en Ukraine, il est difficile d’expliquer que tant de militaires occidentaux de haut rang, compétents, efficaces et intelligents se laissent entraîner dans une sorte de wishful thinking, ce biais cognitif qui pousse les individus à croire que quelque chose est vrai simplement parce que le contraire irait à l’encontre de leurs convictions les plus profondes. Et cela en dépit des preuves opposées. Évidemment, je ne parle pas ici des généraux ou colonels de « plateau » – à la retraite et souvent dépassés – qui en viennent à dire tout et son contraire en fonction non pas de la situation sur le terrain, mais de l’ambiance dans le studio et du sourire des « expertes[1] » ukrainiennes interchangeables qui défilent devant les caméras comme les mendiants dans le métro : « Madam’-Mossio, siou plaît, donnez des armes ! donnez de l’argent ! donnez, donnez, siou plaît ».

Non, je veux parler des officiers supérieurs et généraux qui exercent des responsabilités dans les états-majors ou les unités des armées occidentales. Certains, il est difficile d’évaluer leur nombre mais ils ne sont pas rares, tiennent le discours convenu que leur gouvernement (quel qu’il soit) attend d’eux mais en serrant les dents et l’on voit bien dans leur regard qu’ils ne sont pas dupes de leurs propres paroles. D’autres, peut-être majoritaires, adhérent totalement à la doxa otanienne que l’on peut résumer ainsi : « L’Ukraine va gagner parce qu’elle le doit et il ne peut en être autrement parce que ses soldats sont les mieux formés (par l’OTAN) et disposent des meilleurs armements du monde (fabriqués en Occident et fournis par l’OTAN). D’ailleurs, comment pourrait-elle perdre face à une armée russe dépassée et un pays dont l’industrie n’a pas les moyens de tenir sur le long terme ? »

Dans un billet d’humeur, en septembre dernier, je mettais en évidence, à la suite de Rudyard Kipling, que « lorsque les interlocuteurs se poussent les uns les autres, chacun est tellement encouragé dans l’affirmation de l’opinion commune que l’on perd de vue les contraintes de la situation réelle et que l’on oublie la plus élémentaire prudence ». C’est, à mon sens, ce à quoi nous assistons aujourd’hui.

Le discours de la supériorité occidentale m’a été tenu, il y a deux jours, par un colonel d’état-major général de l’armée helvétique imprégné de l’esprit otanien même si son pays ne fait pas partie de l’Alliance. Il soutenait que la fourniture éventuelle d’armes suisses à l’Ukraine n’entrerait pas en contradiction avec le statut de neutralité. Il précisait que les industries occidentales pouvaient continuer à approvisionner Kiev (il n’allait pas jusqu’à ajouter « as long as it takes! » comme Antony Blinken, mais c’était tout comme). La Russie, en revanche, n’avait pas les moyens de continuer très longtemps et finirait bien par s’effondrer. Quant aux pays du « Sud global » supposés la soutenir, ils ne pesaient pas bien lourd. D’ailleurs, il suffisait de visiter l’un ou l’autre de ces pays pour le constater par soi-même.

Dans le cas présent, l’idiotie consiste à penser que « notre » industrie est toujours toute-puissante, alors que, pendant des décennies, nos pays se sont désindustrialisés à marches forcées au profit de ces pays « en voie de développement » que ce colonel méprisait. Aujourd’hui, les États-Unis et les pays européens, en particulier la France, cherchent à se « réindustrialiser », comme s’il suffisait de le vouloir pour réussir. Sans se rendre compte que les usines et ateliers « délocalisés » resteront là où ils se trouvent, même si on décide de rapatrier les activités. En réalité, on ne veut pas voir que le monde occidental prétend à un rang qu’il n’est plus vraiment à même de tenir et seul l'hubris l’empêche de s’en rendre compte.

L’hubris, c'est cette sorte d'arrogance ou d'orgueil extrême qui naît de l'excès de succès, de pouvoir ou de richesse. L’Occident en est là. La superbe qu’il manifeste en toutes circonstances non seulement pave le chemin de catastrophes toujours nouvelles, après les Balkans, l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie et la Libye (j’en oublie sans doute), mais encore il dresse contre lui l’ensemble des pays de la planète qui ne se considèrent pas comme faisant partie de l’« Occident collectif » et qui, d’ailleurs, n’aspirent plus depuis longtemps à en être.

À ce propos, dans un article[2] publié par le bimestriel américain The National Interest, l’homme d’affaires malaisien Chandran Nair[3] souligne une transformation imminente de l'ordre international en une configuration multipolaire. Il explique que cinq tendances principales illustrent ce changement majeur et que l'Occident doit se préparer à une remise en question de son rôle dominant qu'il a tenu pendant des siècles.

La première est la réévaluation de l'interprétation historique occidentale. Les nouvelles technologies, comme l'Internet et les médias sociaux, ont brisé le monopole de l'Occident sur l'information et l'histoire. L'auteur souligne que les nations non occidentales peuvent maintenant affirmer que leur propre histoire n'est plus confinée à l'interprétation occidentale.

La deuxième est la remise en question de l'ordre international « fondé sur des règles ». Selon l’auteur de l’article, ce concept fait l'objet de beaucoup de dérision dans le monde entier où il est largement considéré comme un outil utilisé par l'Occident pour contrôler les affaires mondiales et maintenir son hégémonie. Les violations répétées par les Occidentaux de leurs propres règles renforcent un ressentiment croissant contre ces donneurs de leçons qui appliquent un double langage.

La troisième est la prise de conscience du véritable sens du « maintien de la paix » occidental. Chandran Nair soutient que les États-Unis et l'Europe sont de plus en plus perçus comme profitant de la guerre plutôt que comme étant intéressés par la promotion d’une paix authentique.

La quatrième est la perte de puissance de la superstructure financière occidentale qui souffre d’une méfiance croissante de la part du reste du monde qui multiplie les efforts pour démanteler le privilège exorbitant conféré aux États-Unis par le dollar.

La cinquième est la perte de crédibilité de la presse occidentale qui soutient trop souvent de manière exagérée les positions destinées à renforcer l'ordre mondial actuel de l'Occident, souvent au détriment d'autres pays. L’auteur cite comme exemple la couverture extrêmement unilatérale du conflit ukrainien qui néglige les complexités géopolitiques nationales et régionales dans les relations russo-ukrainiennes et l'histoire de l'expansion de l'OTAN en Europe.

Pour conclure, Chandran Nair souligne que les gouvernements occidentaux, « opérant dans une chambre d'écho du déni », devraient se rendre compte de ce qui est évident pour le monde entier sauf pour eux-mêmes : « Les anciennes méthodes sont révolues, et l'Occident n'a tout simplement pas le pouvoir politique et financier, sans parler de la légitimité internationale, qu’il avait autrefois. » Les pays occidentaux ne peuvent faire autrement que de s'adapter à cet environnement international changeant, plutôt que d'insister obstinément sur le statu quo. Ne pas le faire rendra le monde plus dangereux et érodera encore plus la crédibilité et l'influence des États-Unis et de leurs alliés.

 

[1] On se demande bien en quoi, d’ailleurs.

[2] “The West Must Prepare for a Long Overdue Reckoning”.

[3] Fondateur et président du think tank hongkongais Global Institute For Tomorrow.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique