« Lorsque vous déterminez et discutez, en compagnie d’amis de connivence, tous les points faibles de l'organisation de l'adversaire, et que vous vous attardez inconsciemment sur tous ses défauts que vous exagérez, il finit par vous apparaître comme miraculeux que le parti haï puisse tenir encore une heure sans s’effondrer. »
Cette phrase de Rudyard Kipling, dans The Mutiny of the Mavericks, m’est revenue en mémoire au cours d’une émission de télévision à laquelle je participais l’autre soir. Pour les personnes présentes sur le plateau, il ne faisait nul doute que le pouvoir du président Vladimir Poutine ne tiendrait plus, sinon une heure, du moins quelques semaines.
En effet, tout allait mal pour lui : les référendums organisés dans les régions ukrainiennes occupées étaient un signe de faiblesse qui ne trompait personne, la mobilisation était refusée par les réservistes qui fuyaient en masse, l’offensive ukrainienne se poursuivait et l’armée russe se débandait, la ville de Kherson était encerclée, les ponts coupés et les véhicules militaires russes ne pouvaient plus y accéder. Quant à la Chine, elle lâchait son allié en exigeant des Russes un cessez-le-feu immédiat. Comble du comble, même le président du Kirghizistan a fait attendre Vladimir Poutine au cours du sommet de l’OCS à Samarcande !
Ceux qui avançaient ces arguments laissaient de côté des éléments essentiels : la crainte de la mobilisation pousse, toujours et partout, de nombreux jeunes à tenter d’y échapper et les Américains qui ont choisi le Canada à l’époque de la guerre du Vietnam ne me contrediront pas. Le blocus de Kherson n’empêchait visiblement pas de circuler les urnes du référendum. Si l’offensive ukrainienne était vraiment aussi victorieuse qu’on le dit et si l’armée russe était en déroute alors un cessez-le-feu immédiat, prétendument réclamé par Pékin (en réalité les propos chinois étaient bien plus nuancés), serait dans l’intérêt de Moscou et certainement pas de Kiev qui le refuserait. Quant à l’attente de la venue du président kirghiz, ce genre de situation est habituelle dans les sommets internationaux et l’on se souvient que le même Vladimir Poutine, en mai 2017 à Pékin, avait joué deux airs au piano en attendant l’arrivée de Xi Jinping et personne n’avait alors interprété la situation comme une volonté du Chinois d’humilier le Russe.
Que l’on me comprenne bien : que le président Poutine soit réellement en mauvaise posture est bien possible et ne peut pas être exclu. Mais la vraie question est que l’on n’en sait strictement rien. On avançait des arguments similaires au printemps dernier, après le repli russe de la région de Kiev… Aujourd’hui, la Russie annexe près de 20 % du territoire ukrainien.
C’est le problème de la pensée magique : lorsque les interlocuteurs se poussent les uns les autres, chacun est tellement encouragé dans l’affirmation de l’opinion commune que l’on perd de vue les contraintes de la situation réelle et que l’on oublie la plus élémentaire prudence.
Kipling l’avait bien décrit.