Lors d'un entretien accordé à la chaîne russe Rossiïa 1 et diffusé le samedi 25 mars 2023, le président Vladimir Poutine a annoncé le déploiement d'armes nucléaires tactiques en Biélorussie : « À partir du 3 avril, nous commencerons la formation des équipages. Et le 1er juillet, nous terminerons la construction d'un entrepôt spécial pour les armes nucléaires tactiques sur le territoire de la Biélorussie »
Contrairement à ce qu’affirment de nombreux médias occidentaux, notamment en France, cette déclaration n’est pas une nouvelle surprise inattendue visant à brandir, une nouvelle fois, le spectre de la guerre nucléaire. En fait, elle constitue le début de la mise en œuvre d’un accord conclu par les présidents Poutine et Alexandre Loukachenko pendant le sommet qui les avait réunis à Minsk, le 19 décembre 2022. Lors de la conférence de presse qui s’était ensuivie, le président biélorusse avait bien annoncé « la préparation et l'entraînement de nos équipages capables de porter des armes spéciales et des munitions spéciales. Je dois vous informer que nous avons préparé les avions [que nous possédons depuis l'époque soviétique]. Nous les avons testés en Fédération de Russie et […] nous préparons actuellement des équipages capables de piloter ces avions transportant des munitions spécifiques. »
Il ne fallait pas être un grand spécialiste pour comprendre de quelles « armes spéciales » et « munitions spécifiques » il était question. En effet, il n’y a pas besoin de formation particulière pour les armes conventionnelles. Quant aux munitions chimiques ou biologiques, elles sont interdites par les conventions et aucun responsable digne de ce nom n’y ferait allusion en public. Il ne restait donc que le nucléaire. Comme Conan Doyle le faisait dire à Sherlock Holmes : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. »
La déclaration de Poutine a évidemment suscité un grand émoi en Ukraine et dans les pays occidentaux qui ont condamné l’initiative et, comme la France, qui a appelé la Russie à la « responsabilité ». Une nouvelle fois, l’Occident applique le principe du double standard : « faites comme je dis et pas comme je fais ».
Dans son interview, Vladimir Poutine avait prévu la réaction occidentale en précisant : « Il n'y a rien d'inhabituel : les États-Unis font cela depuis des décennies. Ils déploient depuis longtemps leurs armes nucléaires tactiques sur le territoire de leurs alliés ».
En effet, un article bien documenté d’Emmanuelle Maitre, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique[1], Les États-Unis disposent depuis les années 1950 d’une capacité de frappe nucléaire à partir du territoire de certains membres européens de l’OTAN. En 2019, on estimait à « environ 140 armes entreposées en Allemagne (BA Büchel), aux Pays-Bas (BA Volkel), en Belgique (BA Kleine-Brogel), en Italie (BA Aviano et Ghedi Torre) et en Turquie (BA Incirlik) ».
Ces armes sont des bombes thermonucléaires B61 modèles 3 ou 4, larguées par avion pouvant être ou tactiques ou stratégiques puisque leur puissance va de 0,3 à 340 kilotonnes (rappelons que la puissance de Little Boy, la bombe larguée sur Hiroshima le 6 août 1945, était comprise entre 12 et 16 kt).
Nombre de bombes B61 stationnées en Europe par les États-Unis[2] |
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Base aérienne |
Situation |
Stock |
Büchel |
Allemagne (40 km de Coblence) |
10 à 20 |
Kleine-Brogel |
Belgique (70 km d’Anvers) |
10 à 20 |
Aviano |
Italie (70 km de Venise) |
25 à 35 |
Ghedi Torre |
Italie (faubourgs de Brescia) |
20 |
Volkel |
Pays-Bas (20 km de Nimègue) |
10 à 20 |
Incirlik |
Turquie (faubourgs d’Adana) |
60 à 70 |
À l’époque de leur implantation, il y a quelque 70 ans, ces armes nucléaires étaient destinées à défendre, face au bloc soviétique, les alliés européens de l’OTAN d’alors[3] et, en quelque sorte, à « sanctuariser » leur territoire en laissant entendre qu’une attaque nucléaire des Soviétiques en Europe aurait une riposte « européenne ».
Il convient ici de noter que, en dépit de la présence de ces armes américaines sur leur territoire, les pays concernés (Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas et Turquie) ne violent pas leur statut de pays non-nucléaires aux termes du traité de non-prolifération (TNP).
Tordons ici le cou à une idée fausse véhiculée actuellement par les médias : la Russie n’a pas besoin de positionner ces armes nucléaires tactiques en Biélorussie pour lancer une éventuelle attaque. Elle en dispose déjà dans la région de Kaliningrad, enclavée entre la Lituanie et la Pologne et plus proche des pays de l’OTAN concernés. Sans compter que les stocks stationnés en Russie occidentale ne sont pas tellement éloignés des théâtres d’opérations éventuels. Cela signifie que, quand elles seront installées en Biélorussie (si jamais elles le sont), ces armes russes ne changeront rien aux rapports de force.
En réalité, la décision prise à Minsk en décembre vise essentiellement à « sanctuariser » le territoire biélorusse face à la menace potentielle otanienne comme l’a été, en son temps, celui des membres européens de l’OTAN. Le parallélisme se retrouve même dans le vecteur choisi pour délivrer les bombes, l’aviation, a une époque où rien n’empêche l’utilisation de missiles de courte et moyenne portée (500 à 5 500 km) puisque les États-Unis se sont retirés du traité INF qui les interdisait. L’avantage des avions est aussi de permettre d’éviter une escalade trop rapide en cas de nucléarisation.
De point de vue des traités internationaux, lorsque les armes seront installées, la Biélorussie se retrouvera dans le même cas que les cinq autres pays européens de l’OTAN. Étant donné que les armes seront entreposées sur son territoire par la Russie dans le cadre du Traité de sécurité collective (OTSC) et qu’elle ne dispose pas des ressources pour leur fabrication ou leur entretien, la Biélorussie ne viole pas le traité de non-prolifération ni, donc, le mémorandum de Budapest de 1994, qui prévoyait le renoncement à sa capacité nucléaire et son adhésion au TNP en tant que pays non-nucléaire.
[1] « Forces aériennes européennes et mission nucléaire de l’OTAN », Défense & industries n° 13, juin 2019.
[2] Les données des stocks sont fournies par le même article.
[3] Le Danemark, l’Islande, la Grèce, la Norvège et le Portugal n’avaient pas d’armes nucléaires sur leur territoire.