OTAN/Russie : Un point de vue indien sur l'OTAN et le conflit en Ukraine
Le Mausolée d'Humayun à New Delhi (photo: beenaroundtheglobe.com)

OTAN/Russie : Un point de vue indien sur l'OTAN et le conflit en Ukraine

Zorawar Daulet Singh est un géopoliticien reconnu en Inde. Titulaire d’un doctorat en relations internationales du King’s College de Londres et également diplômé de l’Université Johns Hopkins (Maryland, États-Unis), il est chercheur associé à l'Institute of Chinese Studies et chercheur invité au Forum for Strategic Initiative, tous deux situés à New Delhi. Spécialiste des relations entre l’Inde et la Chine, il s’est également penché, dans son dernier livre, sur le rôle de l’Inde dans les rapports est-ouest : Power and Diplomacy: India’s Foreign Policies during the Cold War (Oxford University Press, 2019).

Dans cet article du 3 juin 2023 publié par le portail indien Money Control, le Dr Daulet Singh livre sa vision sur le conflit qui oppose l’OTAN à la Russie sur le territoire ukrainien. Il nous a semblé particulièrement intéressant de le traduire et de le publier avec l’autorisation de l’auteur (voir le texte original).  

Le grand pari de l'OTAN en Ukraine a échoué

 

Quinze mois après le début de la plus grande guerre terrestre en Eurasie depuis la Seconde Guerre mondiale, les rôles ont changé. Les États-Unis et l'OTAN ont commencé avec la conviction qu'une guerre par procuration était le seul moyen de faire reculer l'influence russe en Europe. L’objectif était de réduire la dimension de la Russie et d’étouffer l'émergence d'un ordre multipolaire.

Sur le papier, c'était une stratégie ingénieuse, bien que diabolique. Le sang ukrainien et les armes de l'OTAN seraient un défi trop important pour la Russie. À tout le moins, les décideurs occidentaux ont supposé que la Russie s’embourberait dans un autre « Afghanistan » ou « Vietnam » prolongé pendant des années, tandis que l'Amérique traverserait le monde en tant que superpuissance revigorée.

C'est le contraire qui s'est produit. Sur tous les fronts de cette guerre par procuration – il est plus approprié de classer le conflit comme une guerre limitée entre grandes puissances – les objectifs américains n'ont pas été atteints.

La faiblesse du jeu américain

La communauté internationale s'est scrupuleusement retenue de s'aligner derrière l'Occident. En dehors de ses fidèles États du G-6, Washington a été témoin d'un rejet retentissant du plan de l'OTAN visant à diaboliser et à contenir la Russie.

Au lieu de cela, les pays du Sud global ont découvert une occasion de promouvoir leurs propres intérêts et d'embrasser un ordre mondial multipolaire où les États les plus faibles peuvent désormais négocier de meilleurs accords avec les principaux acteurs. La politique étrangère de l'Inde illustre cette tendance que l'on peut observer aujourd'hui en Amérique du Sud, en Afrique, au Moyen-Orient et même dans certaines parties de l'Asie de l'Est.

Les alignements géopolitiques des grandes puissances ont également évolué défavorablement. La Chine – la puissance pivot pour l'Occident – n’a que très peu bougé sa position. Depuis le début de la guerre en Ukraine, Washington a tenté d'imaginer des clivages entre Moscou et Pékin qu'il pourrait exploiter pour un nouveau rapprochement occidental avec la Chine.

De hauts responsables politiques américains, y compris le président, ainsi qu'une foule de dirigeants européens ont tenté de courtiser le régime de Xi Jinping dans le but d’éloigner Pékin de Moscou. Mais en vain. Les Chinois ne semblent pas disposés à mettre en péril leur partenariat avec la Russie. Avec son propre point de conflit potentiel juste sous son nez à Taïwan, Pékin craint un sort similaire pour lui-même à l'avenir.

Contrecoup économique imprévu

La véritable carte maîtresse entre les mains de l'Occident a toujours été l'économie : la domination héritée du dollar américain, le contrôle des chaînes d'approvisionnement internationales et la capacité d'imposer arbitrairement des sanctions collectives et d'isoler un pays. Ce sont des leviers uniques qu'aucune autre grande puissance ne peut prétendre posséder à ce jour. C'est là que les États-Unis se sentaient vraiment supérieurs. Ils pensaient pouvoir non seulement déstabiliser la Russie, peut-être même de manière fatale, mais encore écrire un nouveau chapitre de la mondialisation.

Pourtant, de manière surprenante encore, et malgré la rupture spectaculaire des liens énergétiques et industriels européens avec la Russie, le retour de flamme sur l'Occident a été plus grave que l'impact prévu sur l'économie russe. Les économies européennes sont ébranlées par l'inflation et le spectre de la désindustrialisation, alimentée par une crise de l'offre en énergie et matières premières causée par les sanctions occidentales.

Des géants industriels comme l'Allemagne ont sombré dans la récession. Les économistes ne peuvent plus nier à quel point les matières premières et l'énergie russes ainsi que l'accès à son marché étaient essentiels à la prospérité et à la vitalité industrielle de l'Europe.

Comment la Russie s'est échappée, l'Inde aussi

Mais comment la Russie a-t-elle échappé à son propre étranglement économique ? Très simplement, le monde non-occidental n'a pas commis de hara-kiri. La Chine et l'Inde, ainsi que plusieurs autres économies en développement, ont rapidement remplacé les marchés occidentaux, fournissant une bouée de sauvetage aux exportations russes, mais bénéficiant aussi de leurs propres avantages de croissance inhabituels grâce au pétrole brut à prix réduit.

Débordant de revenus, Moscou a pu se procurer des composants industriels, des machines et des biens de consommation nécessaires à sa stabilité économique fondamentale. Le commerce avec la Chine devrait atteindre 200 milliards USD en 2023, émulant un rôle joué par l'Allemagne dans le passé.

En conséquence, la Russie a défié les prévisions de récession à deux chiffres pour 2022 en ne se contractant que de 2,1 %. Même le FMI prévoit une croissance positive du PIB de l'économie russe en 2023 et 2024.

Le théâtre de guerre : Avantage Russie

Enfin, c'est sur le théâtre des opérations militaires que les événements ont remis en question tout le pari géopolitique de l'Occident. Après la phase initiale où la Russie a reçu un choc brutal sur l'ampleur de la pénétration de l'OTAN et du renforcement systématique des forces armées ukrainiennes depuis 2014, Moscou est passé à une stratégie d'attrition.

Cela signifie que l'occupation de territoires – généralement l'objectif principal d'une guerre – est devenue moins importante (à part, bien sûr, le Donbass et la Crimée dominés par les Russes) que la dégradation et la destruction de la force construite par l'OTAN en Ukraine.

La guerre classique de manœuvre avec de grandes batailles de chars dans de vastes champs ouverts ou des assauts directs sur des positions ukrainiennes fortifiées – scénarios que l'OTAN attendait et pour lesquels elle avait entraîné l'armée ukrainienne et investi dans les grandes lignes de défense autour du Donbass – a été remplacée par des luttes épuisantes et sanglantes pour les villes stratégiques et les localités passerelles.

La Russie l’emporte dans toutes les grandes batailles urbaines qui vont l'aider à sécuriser l'est de l'Ukraine. Dans le même temps, la Russie a utilisé sa puissance de feu offensive pour frapper librement des cibles militaires, logistiques, d'infrastructures de grande valeur, de commandement et de contrôle dans toute l'Ukraine, y compris à Kiev. La Russie s'est adaptée pour mener une guerre de son choix, intelligente et relativement peu meurtrière, et non celle dans laquelle l'OTAN avait prévu de l'enliser.

Ukraine-OTAN : en sous-effectif, sous-préparé

Quelques thèmes sont maintenant de plus en plus clairs. La majeure partie de la force militaire ukrainienne a été en grande partie détruite au cours des 12 derniers mois de la guerre. Les unités de remplacement qui sont introduites après la dernière série d'entraînements de l'OTAN au Royaume-Uni et ailleurs ne peuvent pas réparer ces pertes massives.

PowerDiplomacyLa capacité industrielle de mener une grande et longue guerre a été gravement compromise, non seulement en Ukraine, mais aussi au sein de l'OTAN. Les pays de l'OTAN ont déjà envoyé pour 70 à 80 milliards USD d'équipements militaires, la part du lion venant des États-Unis. La véritable contrainte maintenant est la capacité de production occidentale parce que les planificateurs de l'OTAN n'ont jamais anticipé une guerre avec un concurrent en parité qui pourrait dépasser quelques semaines de combats intenses.

Pour avoir une idée de l'écart, la Russie tire en un après-midi en Ukraine autant d’obus d'artillerie que l’équivalent d’au moins deux mois de production américaine. Les systèmes d'armes de l'OTAN qui ont été fournis pour modifier le cours de la guerre n’ont pas permis de le faire. L'armée russe semble être en avance sur l'OTAN dans au moins les domaines suivants : défense aérienne, guerre électronique, artillerie/contre-artillerie et missiles hypersoniques.

La contre-offensive ukrainienne tant vantée est susceptible de se poursuivre dans la célèbre saison de la mousson avant qu'elle ne se heurte à des formations russes. Ce qui pourrait suivre après cela est un autre souffle de combats alimentés par l'OTAN avant que la Russie n'inflige sa propre contre-offensive.

Le retour de flamme en Ukraine est réel et constitue la tendance géopolitique la plus importante de l'année écoulée.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique