OTAN : L’erreur de sous-estimer la Russie
Le président Joe Biden guettant Phidippidès, le coureur de Marathon

OTAN : L’erreur de sous-estimer la Russie

Le 13 juillet dernier, à Helsinki, le président Joe « Ruthenia delenda est » Biden, prenant des airs de Caton l’Ancien réclamant la destruction de Cartage, tenait des propos pour le moins décalés lors d’une conférence de presse[1] : « Poutine a déjà perdu la guerre. Poutine a un vrai problème. Comment va-t-il bouger à partir de là ? ». Ce mantra est répété à l’envi, ces derniers jours, par les principaux membres de l’administration américaine, notamment le conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, et son porte-parole, le « coordinateur des communications stratégiques » John Kirby.

Alors qu’une vague de réalisme sur l’issue de la guerre en Ukraine s’abat aujourd’hui sur la presse américaine et que de très nombreuses personnes dans le monde se demandent s’il ne faudrait pas remplacer le nom de Poutine par celui de Biden lui-même dans la déclaration précédente, il est difficile de ne pas être frappé par l‘excès de confiance, l’orgueil irraisonné et l’aveuglement (en un mot, l’hubris) affichés par celui qui est toujours présenté comme le « leader du monde libre » alors qu’il ressemble de plus en plus à un Leonid Brejnev cacochyme, les médailles en moins mais, en prime, le sourire factice de vieux briscard de la politique américaine.

À propos d’hubris, il me semble utile de rapporter ici un article particulièrement intéressant publié par le site Naked Capitalism le 10 juillet dernier, à la veille du sommet de l’OTAN à Vilnius et en son honneur. Le texte, signé par Conor Gallagher, s’intitule : « Sous-estimer la Russie à vos risques et périls : une comparaison de l'hubris de l'Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale et de l'Occident collectif d'aujourd'hui ».

L'auteur établit une analogie entre la façon dont les dirigeants nazis en 1941-1942 et l'Occident d'aujourd'hui ont sous-estimé la Russie et surestimé leurs propres capacités. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici de prétendre que les dirigeants occidentaux sont des nazis ni qu’ils sont inspirés par des idées nationales-socialistes, bien sûr que non ! Le texte indique simplement que, en dépit de l'avantage écrasant de la Russie en Ukraine, les responsables et les médias occidentaux continuent de tisser des histoires sur l’imminence d’un effondrement russe. « La réticence ou l'incapacité des partisans de la ligne dure à évaluer objectivement les efforts contre la Russie, écrit l’auteur, se produit aujourd'hui, tout comme ce fut le cas pendant l'opération Barbarossa » en 1941.

Monsieur Gallagher rappelle que l’échec de l'offensive nazie contre l'Union soviétique avait été caché au peuple allemand. Les chefs du Troisième Reich minimisaient les capacités militaires de l’Union soviétique tout en exagérant sans cesse la menace posée par elle. C’est également ce que font, constate-t-il, les responsables occidentaux.

Les observations d’Hitler « le montrent oscillant entre une acceptation réticente et un espoir désespéré alors que ses erreurs de calcul lui viennent lentement à l'esprit », relève l’auteur qui précise aussitôt : « C'est une voie que les gouvernements occidentaux d'aujourd'hui sont encore en train de découvrir. »

En revanche, note-t-il, les entrées du journal de Goebbels sont plus rapides à admettre que l'opération Barbarossa a été un désastre. Avant l'opération, il écrivait que l'URSS n’avait aucun moyen d'espérer s'opposer à « l'armée la plus forte de toute l'histoire » et il ajoutait : « Je considère que la force militaire russe est très faible, même plus faible que ne le croit le Führer. Si quelque chose est sûr, c'est bien cela. »

Conor Gallagher pointe que « le haut commandement allemand avait anticipé un effondrement rapide de la résistance soviétique sur le modèle de la Blitzkrieg en Pologne, mais quelques semaines après le lancement de l'offensive allemande, il était clair que Berlin avait sous-estimé les Russes. Et l'hiver 1941-1942 vit la machine de guerre nazie arrêtée à 12 miles de Moscou, puis repoussée. Plus rien n’alla à partir de là. »

Cependant, en dépit des preuves de l’efficacité de l’Armée rouge, Hitler continua de parler d'infériorité soviétique et de la perspective d’un éclatement du pays pendant des mois avant qu'une prise de conscience de la situation ne commence à s'installer.

L’auteur nous livre une recension de citations significatives d’Hitler et de Goebbels tirées respectivement du recueil « Hitler's Table Talk 1941-1944 » et de « Tagebücher 1924-1945 ». Parmi toutes celles qu’il relève, nous n’en livrons ici que quelques-unes.

Goebbels, 1er août 1941 : Au quartier général du Führer, il est également admis ouvertement qu'ils se sont quelque peu trompés dans leur évaluation de la force militaire soviétique. Les bolcheviks montrent une résistance plus grande que nous ne l'avions soupçonné ; en particulier, les ressources matérielles dont ils disposaient étaient plus importantes que nous le pensions.

Goebbels, 19 août 1941 : En privé, le Führer est très irrité contre lui-même pour avoir été induit en erreur à ce point – sur la force des bolcheviks – par les rapports [d'agents allemands] venant de l'Union soviétique. En particulier, la sous-estimation des véhicules blindés et des avions ennemis nous a causé de nombreux problèmes. Il souffre beaucoup à cause de cela…

Hitler, 12 novembre 1941 : C'est un immense soulagement pour notre Parti de savoir que le mythe du paradis des travailleurs à l'Est est maintenant détruit. (…) Du point de vue de leur valeur en tant que combattants, les armées de Gengis Khan n'étaient pas inférieures à celles de Staline (à condition d'enlever au bolchevisme ce qu'il doit à la civilisation matérielle de l'Occident).

Hitler, nuit du 5 au 6 janvier 1942 : Les Russes n'inventent jamais rien. Tout ce qu'ils ont, ils l'ont obtenu des autres. Tout leur vient de l'étranger : les ingénieurs, les machines-outils. Donnez-leur les viseurs de bombardement les plus perfectionnés, ils sont capables de les copier, mais pas de les inventer. (…) Ils consomment un nombre incroyable de tracteurs, car ils sont incapables d'effectuer la moindre réparation.

Hitler, 6 février 1942 : Il y a une chose que le Japon et l'Allemagne ont absolument en commun : nous avons besoin tous les deux de cinquante à cent ans pour digérer, nous la Russie, eux l'Extrême-Orient.

Hitler, 22 février 1942 : Le Russe, en tant qu'homme combattant individuel, a toujours été notre inférieur. Les Russes n'existent qu'en masse, et cela explique leur brutalité.

Hitler, 19 avril 1942 : En bref, notre politique dans les grands espaces russes devrait être d'encourager toute forme de dissension et de schisme.

Hitler, 28 août 1942 : En ce qui concerne les Russes, leurs pouvoirs de résistance sont inimitables, comme ils l'ont prouvé lors de la guerre russo-japonaise. (…) Si quelque chose arrive à Staline, ce grand pays asiatique s'effondrera. Comme il a été formé, il se désintégrera. La concentration des efforts dans la défense de Stalingrad est une grave erreur de la part des Russes. Le vainqueur de la guerre est celui qui commet le moins d'erreurs, et qui a, aussi, une foi aveugle dans la victoire.

L’auteur met ensuite en parallèle quelques articles et citations qui révèlent des « erreurs de calcul similaires de l'Occident collectif d'aujourd'hui ». De la même manière, nous n’allons pas les rapporter tous, mais seulement un échantillon représentatif (les liens, dans leur totalité, sont dans l’original de l’article).

Il commence par un article du Business Insider du 10 août 2015 qui explique comment l’armée russe est en train de s’effondrer. Sept ans plus tard, le 1er avril 2022, le Royal United Services Institute expliquait que les échecs russes en Ukraine reflétaient « une série d'hypothèses erronées de longue date sur la guerre moderne qui sont partagées par de larges segments de l'armée. »

Le 10 mai 2022, c’est au tour du Journal of Democracy d’expliquer comment la guerre de Poutine en Ukraine a ruiné la Russie. Trois jours plus tard, le 13 mai, The Hill prévenait qu’il fallait se préparer à la disparition de la Russie. Et le 21 mai, The Spectator publiait un article « dans les coulisses de l'effondrement militaire de la Russie en Ukraine »

Le 14 septembre 2022, le Service diplomatique de l’Union européenne se félicitait : « La stratégie contre la Russie fonctionne et l'Union européenne doit poursuivre son action extérieure. »

De son côté, le 17 septembre 2022, le Conseil atlantique constatait : « L'Empire russe de Poutine s'effondre comme son prédécesseur soviétique. »

À propos de la mobilisation partielle en Russie, la chaîne CNN titrait le 22 septembre 2022 : « Poutine peut mobiliser toutes les troupes qu'il veut, mais la Russie ne peut pas les former ou les soutenir. » Quant au Washington Examiner, il expliquait que Vladimir Poutine faisait face à une défaite « irréversible » alors que ses troupes abandonnaient le navire (3 octobre).

Le 20 novembre 2022, le Centre for European Policy Studies de Bruxelles précisait : « Dans le passé, le général Hiver était le grand allié de la Russie. Mais maintenant, les mois froids aident l'Ukraine. Ses soldats sont mieux équipés, mieux entraînés, mieux dirigés, mieux traités, et donc plus motivés. Les Russes, en revanche, paient le prix de l'incompétence et de la corruption endémiques de leur système. »

Et les prédictions allaient bon train : « La Russie de Poutine pourrait s'effondrer au cours des cinq prochaines années » (Yahoo UK. 25 novembre 2022). « Près de la moitié des meilleurs experts en politique étrangère pensent que la Russie deviendra un État défaillant ou se disloquera d'ici 2033 » (Business Insider, 9 janvier 2023).

Ou encore : « Vous savez, dans certaines catégories, [Poutine] a perdu près de la moitié de son arsenal militaire, les forces terrestres en particulier, mais aussi l'aviation », Victoria Nuland dans le Washington Post, 23 février 2023. « La Russie perd ses troupes si rapidement qu'elle pourrait "s'effondrer" d'ici la fin de l'année », général (ret) Ben Hodges, ancien commandant en chef des forces américaines en Europe (Newsweek. 17 mars 2023). « La guerre d'agression de Poutine contre l'Ukraine a été un échec stratégique, diminuant considérablement la puissance, les intérêts et l'influence de la Russie pour les années à venir », Antony Blinken, secrétaire d’État des États-Unis (Discours prononcé le 2 juin 2003 à Helsinki).

Et pour conclure, cette perle mise en évidence par Monsieur Gallagher : « EXCLUSIF : Les soldats russes vont "trembler de peur" face à la décision du Royaume-Uni de fournir à l'Ukraine des missiles Storm Shadow, explique un colonel américain » (Daily Mail, 12 mai 2023).

 

[1] Whitehouse.gov, Remarks by President Biden and President Sauli Niinistö of the Republic of Finland in Joint Press Conference, Helsinki, Finland (“Putin has already lost the war. Putin has a real problem. How does he move from here?”)

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique