Ukraine – Taïwan : Les États-Unis et leur double langage
Blaise Pascal : « Vérité au‑deçà des Pyrénées, erreur au-delà »

Ukraine – Taïwan : Les États-Unis et leur double langage

Il est facile de tomber dans le piège des fausses symétries si l’on survole les situations réelles sur le terrain et si l’on ne réfléchit pas à leurs implications politiques. Les deux points du globe où se focalisent les tensions actuelles, l’Ukraine et l’île de Taïwan en offrent une parfaite illustration. Dans les deux cas, les États-Unis et, à leur suite, leurs alliés européens et canadiens insistent sur l’importance de respecter l’« ordre international fondé sur des règles » tout en dénonçant les agissements de la Russie et de la Chine. Pourtant, les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent.

Établi après la Seconde Guerre mondiale, le principe du « rules-based international order » est censé apporter à la planète un maximum de stabilité et un minimum de conflits armés. Il se fonde essentiellement sur le respect des dispositions qui découlent de la charte des Nations unies, mais aussi de la déclaration universelle des droits de l'Homme, des résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale de l'ONU[1], des conventions internationales, sans oublier les traités et les accords internationaux. Cette liste n’étant ni exhaustive ni fixée par un document précis, l’appréciation de ce qui entre dans le cadre des « règles » est laissée à la discrétion des États. Dès lors, que deux ou plusieurs pays ne soient pas forcément d’accord sur leur nature, leur contenu et leur application ne doit pas nous surprendre.

On constate cependant que, depuis longtemps, les pays occidentaux, qui sont ceux qui insistent le plus sur le respect des règles censées fonder l’ordre international, sont également ceux qui s’en affranchissent le plus éhontément. Souvenons-nous avec quel cynisme Mme Angela Merkel, chancelière allemande, et MM. François Hollande et Petro Porochenko, présidents français et ukrainien, ont reconnu n’avoir signé les accords de Minsk que pour donner à l’Ukraine le temps de s’armer sans avoir jamais eu l’intention de les appliquer. En d’autres termes, la violation d’un traité entériné par la résolution 2202 du Conseil de Sécurité des Nations unies – ce qui constitue un casus belli pour le droit international traditionnel – semble tout à fait normale dans le cadre du « rules-based order » !

Plus surprenant encore, les règles changent pour un même pays ou groupe de pays en fonction de la situation. Ainsi, prenons le cas de l’Ukraine. Les États-Unis et leurs alliés considèrent que les délimitations de ce pays – dessinées par Joseph Staline à l’issue de la Seconde Guerre mondiale puis par Nikita Khrouchtchev en 1954 – doivent être respectées en vertu du principe de l’uti possidetis juris qui a transformé les limites administratives de l’URSS en frontières internationales, rendues « intangibles » par l’Acte final de la conférence d’Helsinki en 1975. En conséquence, pour les Occidentaux, le rattachement de la Crimée à la Russie et la « sécession » des régions de Donetsk et de Lougansk sont contraires aux « règles », même si la population – principalement russe et russophone – de ces territoires refuse l’ukrainisation forcée décidée par le gouvernement de Kiev et si la charte des Nations unies reconnaît le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes[2]. Les Occidentaux ont armé l’Ukraine depuis bien avant l’intervention russe de février 2022 dans le but de permettre à Kiev de mettre au pas les régions récalcitrantes et de reprendre la Crimée.

En revanche, pour Taïwan la règle de l’unité territoriale ne s’applique pas de la même manière. Les États-Unis et leurs alliés, comme la presque totalité des pays du monde reconnaissent l’existence d’une seule Chine, représentée aux Nations unies par le gouvernement de Pékin. Ainsi, Taïwan est considéré par la presque totalité de la communauté internationale comme une province dotée d’un système de gouvernement particulier, mais qui est destinée à se réunifier avec le reste de pays selon des conditions et des modalités à définir. Depuis la fin de la guerre civile en 1949, le gouvernement de la république populaire de Chine, dirigé par le Parti communiste, revendique la souveraineté sur Taïwan où s’étaient réfugiés les restes de l’armée nationale chinoise de Tchang Kaï-chek et que l’armée populaire de libération après avoir pris le contrôle de toute la Chine continentale n’avait pas pu conquérir. Longtemps dirigé par le Kuomintang (le Parti nationaliste chinois fondé par Sun Yat-sen), le gouvernement de Taïwan – ou plutôt de la « république de Chine » – estime également qu’il n’y a qu’une seule Chine qui doit être réunifiée, au départ sous son égide, mais depuis les années 1990 selon des dispositions à définir (peut-être dans le cadre d’un accord comme celui qui a prévalu en 1997 pour le rattachement de Hong Kong).

Ainsi, de quelque côté que l’on se tourne, tout le monde considère qu’il n’y a qu’une seule Chine, bien qu’un mouvement indépendantiste se manifeste au sein de la population taïwanaise. La position officielle de Washington est la suivante : « Nous ne soutenons pas l'indépendance de Taïwan, et continuons de supporter une résolution pacifique avec la Chine », comme l’a déclaré le 19 juin dernier le secrétaire d’État américain Antony Blinken, en visite à Pékin, à son homologue chinois Wang Yi. Et pourtant, les autorités états-uniennes continuent d’affirmer qu’elles défendront l’île en cas d’attaque : le 28 juillet dernier, les États-Unis ont annoncé une aide militaire « historique » à Taïwan. Un communiqué de la Maison-Blanche a annoncé que Washington donnera à Taipei 345 millions USD d’armes à partir de ses stocks, ce qui contrevient à la règle selon laquelle l’île ne doit acheter des armes que dans le cadre du programme états-unien de ventes militaires à l’étranger.

Résumons : vis-à-vis de Taïwan, les États-Unis se trouvent sensiblement dans la même position que la Russie lorsque, avant l’intervention de février 2022, celle-ci, conformément à l’accord de Minsk 2, soutenait l’autonomie du Donbass à l’intérieur de l’Ukraine. Mais Washington dit qu’il a raison alors que Moscou a tort. Ainsi, les règles sont différentes en fonction de ceux qui les appliquent. « Vérité au‑deçà des Pyrénées, erreur au-delà », écrivait Blaise Pascal. Mais ici, la vérité et l’erreur se situent au sein de la même agglomération, de part et d’autre du Potomac : au nord-est, Washington avec la Maison Blanche et le Capitole ; au sud-ouest, Arlington avec le Pentagone.

 

 

[1] Rappelons que celles prises par le Conseil de sécurité sont contraignantes – les États peuvent utiliser la force armée pour les appliquer – alors que celles prises par l’Assemblée générale sont simplement déclaratives.

[2] En 2008, les États-Unis et un certain nombre de pays occidentaux (mais pas tous) avaient, au contraire, oublié le principe de l’intangibilité des frontières en considérant que la population du Kosovo avait le droit de se séparer de la Serbie en vertu de ce même principe refusé à la population de Crimée et du Donbass.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique