Le groupe BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud – a indiscutablement le vent en poupe. Ces pays, dits « émergents », bénéficient d’une industrialisation rapide et d’une croissance économique soutenue qui les tirent vers le haut des classements internationaux. En tout cas, leur ascension est spectaculaire selon le critère de la parité de pouvoir d’achat[1] (PPA ou PPP en anglais : purchasing power parity) qui permet de mettre l’accent sur la production plus que sur la finance. Ainsi, le 1er juillet dernier, la Banque mondiale a rendu public son classement annuel des pays du monde en fonction de leur PIB exprimé en PPA. La Chine, l’Inde et la Russie y occupent respectivement la première, la troisième et la cinquième place. Les États-Unis et le Japon sont deuxième et quatrième. Quant au premier pays européen, l’Allemagne, il n’arrive qu’en sixième position. La France (9e) et le Royaume-Uni (10e) sont devancés par l’Indonésie et le Brésil (7e et 8e) et talonnés par la Turquie (11e).
Évidemment, les défenseurs de l’Occident poussent des cris d’orfraie en arguant que le seul classement qui compte est celui du PIB exprimé en USD, toujours dominé par les États-Unis, où le Japon est troisième et l’Allemagne quatrième. Mais même ainsi, la Chine est deuxième, l’Inde cinquième et la Russie huitième. De plus, pour les pays européens censés occuper le haut du tableau, que veut bien vouloir dire un produit intérieur brut dominé par la finance et les services alors que la production (industrie et agriculture) est à l’abandon et que les efforts de réindustrialisation ne donnent que des résultats bien médiocres ? En 2023, le FMI prévoit que, en dépit des sanctions, la croissance russe sera supérieure à celle de la zone euro (où l’économie allemande est entrée en récession, certes légère, au premier trimestre 2023).
Malgré cela, nombre de spécialistes européens et états-uniens soutiennent encore que le modèle occidental est indépassable et refusent de voir qu’il y a une différence essentielle entre une usine de Shanghai (ou de Calcutta, ou de Nijni Taguil) qui double sa production de biens commercialisés et un avocat de Paris (ou de Londres, ou de Francfort) qui double le montant de ses honoraires, même si le bilan de l’une comme de l’autre compte pareillement dans le calcul du PIB.
Dans ce contexte, il est clair que le groupe des BRICS représente une force économique sur laquelle il va falloir compter de plus en plus. Lors d’une conférence de presse, le 7 août, Mme Naledi Pandor, ministre des Relations internationales et de la Coopération d’Afrique du Sud, a déclaré que les dirigeants de 23 pays avaient manifesté officiellement leur intérêt pour rejoindre les BRICS et que leur candidature serait examinée lors du prochain sommet du groupe qui se tiendra à Johannesburg du 22 au 24 août prochains. Ces pays sont : l'Algérie, l'Argentine, le Bangladesh, Bahreïn, la Biélorussie, la Bolivie, Cuba, l'Égypte, l'Éthiopie, le Honduras, l'Indonésie, l'Iran, le Kazakhstan, le Koweït, le Maroc, le Nigeria, la Palestine, l'Arabie saoudite, le Sénégal, la Thaïlande, les Émirats arabes unis, le Venezuela et le Vietnam.
Cette situation favorable aux BRICS semble renforcée par le récent succès du sommet Russie-Afrique à Saint-Pétersbourg, avec la participation de délégations de 49 pays africains sur 54 malgré les pressions occidentales sur les gouvernements concernés. Elle ne manque pas de créer une certaine euphorie de nombreuses forces politiques dans le monde, en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine, qui n’attendent que la fin de la domination de l’Occident « collectif » si prompt à donner des leçons, dégainer des sanctions et intervenir où bon lui semble en invoquant un « ordre fondé sur des règles » à géométrie variable et en se parant de toutes les vertus du « camp du bien ».
Pour de très nombreux pays du monde, la constitution d’un puissant ensemble politique, diplomatique et économique autour des BRICS laisse envisager la fin de la suprématie occidentale et la dédollarisation de l’économie mondiale grâce notamment à la création d’une monnaie adossée à l’or. La volonté de revanche est si grande et la situation mondiale semble évoluer tellement vite que de nombreux milieux considèrent que demain, au plus tard après-demain, de nouvelles règles du jeu seront mises en place et les pays occidentaux laissés sur le bas-côté de l’histoire.
Mise en garde contre le risque de désillusion
Le risque est, évidemment, d’un décrochage rapide entre la démesure des espoirs et la réalité des potentialités. Les responsables de la diplomatie des cinq pays des BRICS sont bien conscients de la possibilité que l’excès d’attentes de succès rapides ne se transforme en déception et démoralisation si des résultats éclatants n’interviennent pas rapidement. Or, en matière internationale, les choses ne peuvent pas changer du jour au lendemain et des phases de progression rapide peuvent s’accompagner d’échecs ou de reculs aussi soudains qu’inattendus.
C’est sans doute pour calmer un peu les ardeurs partisanes, que Mme Pandor, lors de sa conférence de presse, a déclaré que le sommet de Johannesburg n’était pas destiné à construire un bloc « anti-Ouest ». Pour elle, l’Afrique du sud n’a pas l’intention de faire partie d’une organisation qui serait « anti ceci ou pro-cela (…) Nous n’avons pas l’intention d’être les ennemis de quiconque[2] ». En d’autres termes, la prudence est de mise, même si le président iranien Ebrahim Raïssi est invité, ainsi que 68 autres chefs d’État de pays d’« Afrique et du Sud global » à l’exclusion des dirigeants occidentaux, y compris le président Emmanuel Macron qui avait manifesté l’intention de participer.
Quelques jours plus tôt, le 3 août, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, s’était efforcé de dissiper quelques malentendus sur la réunion à venir[3]. D’abord, il a indiqué qu’il existe des divergences entre les membres des BRICS sur l'adhésion de nouveaux États. Pour lui, même si la Russie estime que « sous une forme ou une autre, l'expansion des BRICS contribuera au développement et au renforcement de cette organisation », le Kremlin ne compte pas exposer publiquement sa position à ce sujet avant le début du sommet de Johannesburg.
Plus intéressant encore, Dmitri Peskov a précisé qu’« une monnaie commune ne serait pas introduite dans les BRICS » dans un avenir proche : « De nombreux pays, a-t-il expliqué, tendent vers l'utilisation des monnaies nationales dans les règlements mutuels. Certes, des discussions d'experts sont également en cours sur la possibilité, la faisabilité et la viabilité des plans visant à introduire une monnaie commune [mais] il est clair que [le processus] sera étiré dans le temps et cela peut difficilement être mis en œuvre dans un avenir proche ». Il commentait ainsi la proposition du président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva de réfléchir à la création de monnaies communes des BRICS et du Mercosur (le marché commun d’Amérique du Sud) pour les règlements mutuels.
En revanche, le porte-parole du Kremlin a réaffirmé que le processus de dédollarisation de l'économie mondiale se poursuivait « sans relâche » : « L'utilisation des monnaies nationales est déjà devenue la réalité maintenant, une réalité grandissante à l'échelle mondiale. Non seulement les pays confrontés à des sanctions, mais aussi ceux qui n'y sont pas confrontés ont recours à cette pratique [car] ils comprennent les avantages de ce régime », a-t-il noté.
Mme Pandor comme M. Peskov se sont bornés à mettre en évidence des réalités qui semblent échapper à ceux, nombreux, qui voudraient que les étapes soient brûlées de manière à provoquer le plus vite la défaite de l’Occident collectif. En effet, les BRICS sont divisés entre ceux qui veulent saisir le moment historique en élargissant le bloc autant que possible tout de suite et ceux qui estiment qu'un rythme plus lent serait en meilleure adéquation avec leurs intérêts communs. Il semble bien que la Russie opte pour cette deuxième approche.
L’une des conséquences d’un élargissement trop rapide du groupe serait de rendre encore plus difficile la mise en place d’une monnaie commune. Aujourd’hui, les différences naturelles entre les cinq membres actuels rendent improbable qu'ils acceptent tous de céder rapidement une partie de leur souveraineté économique en promouvant une nouvelle monnaie au détriment de leurs monnaies nationales respectives. Qu’en serait-il avec des nouveaux membres ?
En conclusion, on peut dire que l’un des effets principaux des déclarations du porte-parole du Kremlin a été de refroidir quelque peu les attentes de ceux qui voyaient les BRICS comme une organisation constituée, en guerre contre l’« Occident collectif ». La diversité des intérêts économiques et géopolitiques des cinq pays et leurs interactions entre eux, avec les pays occidentaux et avec les autres pays de la planète ne laissent certainement pas augurer des progrès rapides dans la mise en place d’un nouvel ordre mondial, mais il est indéniable que le monde unipolaire – tel qu’on le connaît depuis trente ans – vit actuellement ses derniers instants.
En filigrane, M. Peskov nous dit également que l’on attendait trop du prochain sommet des BRICS. Le résultat sera beaucoup plus modeste que certaines déclarations dithyrambiques de la presse alternative ne le laissent supposer. En diminuant les attentes, on réduit également le risque de déception et les commentaires inévitables du genre « la montagne a accouché d’une souris ». Quant à la possibilité d’avoir de bonnes surprises, elle n’est pas exclue…
[1] Selon l’Insee, la parité de pouvoir d'achat est un taux de conversion monétaire qui permet d'exprimer dans une unité commune les pouvoirs d'achat des différentes monnaies. Ce taux exprime le rapport entre la quantité d'unités monétaires nécessaire dans des pays différents pour se procurer le même « panier » de biens et de services. Ce taux de conversion peut être différent du « taux de change ». En effet, le taux de change d'une monnaie par rapport à une autre reflète leurs valeurs réciproques sur les marchés financiers internationaux et non leurs valeurs intrinsèques pour un consommateur.
[2] News24, 7 août 2023, « BRICS summit: Naledi Pandor clarifies Iran's possible attendance ».
[3] TASS, 3 août 2023, « Песков заявил, что Россия не будет объявлять позицию по принятию новых стран в БРИКС ».