Ukraine : La dérive nationaliste du super ego
Pour Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense d'Ukraine, les Asiatiques sont moins "humains".

Ukraine : La dérive nationaliste du super ego

Cela n’a pas fait scandale et l’on se demande bien pourquoi : selon Oleksiy Danilov, le secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense d’Ukraine, les Asiatiques, parmi lesquels il place les Russes, seraient moins humains que les Ukrainiens. « Je n’ai rien contre eux, mais ce sont des Asiatiques. Ils ont une culture et une vision totalement différentes. La différence clé entre eux et nous est l’humanité[1] », a-t-il déclaré le 4 août dernier à la télévision de Kiev.

Que l’on se rassure ! De tels propos (que les très mauvaises langues pourraient qualifier de « suprémacistes aryens ») n’ont rien de raciste – et encore moins de bandériste ou de néonazi – puisqu’ils sont prononcés par un défenseur autoproclamé de la démocratie et de la liberté qui a reçu l’onction de l’appartenance au « camp du bien » des mains des principaux chefs d’État de ce groupe à l’ego démesuré qu’on appelle l’« Occident collectif ».

Cela finit par dépasser l’entendement. Dans notre livre sur l'histoire de l’Ukraine, nous consacrons sept chapitres à décrire dans le détail comment une succession de dirigeants pour l’essentiel incompétents a transformé la plus riche et industrialisée des républiques soviétiques en un État parmi les plus pauvres d’Europe, sous perfusion internationale, soumis au clientélisme le plus débridé et corrompu jusqu’à la moelle. Et les responsables de la catastrophe actuelle, dont Danilov fait partie, au lieu de faire profil bas et de tenter de tirer les enseignements de la situation, campent sur leur arrogance pour continuer de se parer d’une supériorité morale inexistante et faire la leçon à la terre entière.

Naturellement, en croyant viser les Russes, Danilov a provoqué une vague d’irritation attristée sur l’ensemble du continent asiatique, de Pékin à Delhi, en passant par Djakarta et Hanoï. Déjà que la presque totalité de l’Asie – comme du Sud global – affichait dans le conflit une neutralité bienveillante à l’égard de la Russie, de tels propos ne sont pas du genre à rendre la cause ukrainienne plus sympathique.

Curieusement, la critique la plus acerbe, bien qu’indirecte, est venue d’un autre Ukrainien de premier plan, aujourd’hui en semi-disgrâce : Oleksiy Arestovytch, l’ancien conseiller du président Volodymyr Zelensky. Dans une interview donnée le 12 août à la journaliste Ioulia Latynina, il expliquait que l’effort général ukrainien pour « déshumaniser » les Russes a été la principale « erreur » commise par le pays dans le conflit en cours. Pour lui, le comportement haineux des Ukrainiens s’est retourné contre eux et a donné aux troupes russes plus de détermination à combattre. Il estime que les Ukrainiens dans leur ensemble ont cessé de « se comporter en nation européenne » pour se lancer dans la diabolisation des Russes en leur « créant une image d'orques[2] ». La propagande de Kiev a dépeint les troupes russes comme des sauvages primitifs – ou même des singes – qui n'avaient jamais vu d'appareils ménagers de base, de toilettes ou même de routes pavées !

La politique de dénigrement et de discrimination menée par les extrémistes au pouvoir à Kiev avec le soutien de Washington a produit en retour une haine profonde de la part des populations russes et russophones de l’Est et du Sud de l’Ukraine. Leur autonomie au sein d’un État ukrainien était envisageable si les accords de Minsk n’avaient pas été torpillés par Kiev avec la complicité de la chancelière Angela Merkel et du président François Hollande. Désormais, comment pourraient-elles envisager un avenir commun avec les nationalistes galiciens qui les méprisent, les considèrent comme des sous-hommes et les bombardent depuis 2014 ? De toute manière, la question a été tranchée par le rattachement à la Russie des régions de Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporojie, « maintenant et pour toujours », selon les termes de Vladimir Poutine le 1er octobre 2022.

Mais la politique à courte vue de Kiev « et de ses curateurs américains » comme dit le président russe, n’a pas seulement privé l’Ukraine de ses régions les plus industrielles. Elle a provoqué une véritable catastrophe démographique qui sera difficile de surmonter. Dans un article publié le 10 août dernier par Responsible Statecraft, George Beebe, le directeur de la grande stratégie au Quincy Institute, estime que la reconstruction d’une Ukraine prospère et forte après-guerre est un mythe qui aura d’autant moins de chances de se produire que la guerre se poursuivra.

Pour lui, Washington et d’autres capitales occidentales croyaient que Vladimir Poutine, en envahissant l'Ukraine, allait créer le résultat même qu'il voulait empêcher : « une démocratie florissante antirusse, pro-occidentale, armée jusqu'aux dents avec des armes américaines, destinée au minimum à devenir un allié de facto de Washington, sinon un membre officiel de l'alliance de l'OTAN. » En réalité, leurs attentes sont « beaucoup plus proches du vœu pieux que de la réalité ».

Pour Beebe, la catastrophe est d’abord démographique. Il constate que l'Ukraine comptait près de 52 millions d'habitants avant son indépendance en 1992. Or, sa population a considérablement diminué à cause des perturbations économiques et psychologiques de la dissolution de l'URSS, combinées au raccourcissement de l'espérance de vie au cours des tumultueuses années 1990, alors que le taux de natalité plongeait au niveau le plus bas de toute l'Europe. En tenant compte du rattachement de la Crimée avec ses 2,5 millions d'habitants à la Russie, en 2014, la population de l'Ukraine était tombée à moins de 40 millions en 2022.

Or, en raison de la guerre, les perspectives démographiques de l'Ukraine se sont encore aggravées. Un grand nombre de citoyens ukrainiens – principalement des femmes et des enfants – ont fui vers l'Union européenne ou vers la Russie. Aujourd'hui, les démographes estiment sa population à bien moins de 30 millions d'habitants. Plus la guerre durera, plus de nombreux réfugiés seront dissuadés de retourner chez eux. « Une étude démographique européenne publiée l'année dernière a indiqué que d'ici 2040, la population ukrainienne en âge de travailler pourrait diminuer d'un tiers de sa taille actuelle, la natalité tombant à la moitié de son niveau d'avant-guerre », écrit l’auteur qui développe d’autres éléments économiques et agricoles pour expliquer le déclin – peut-être irréversible – de l’Ukraine telle qu’on la connaissait.

Pour notre part, nous en resterons à l’aspect démographique pour constater que si les extrémistes galiciens inspirés par les idées bandéristes voulaient créer une nation ukrainienne chimiquement pure, débarrassée des influences extérieures, russes ou autres, ils vont certainement réussir. Mais sur un territoire réduit à la portion congrue et sous la férule d’un nouveau gauleiter qui pourrait s’appeler… Victoria Nuland[3].

 

[1] The Press United, Delhi, 5 août 2023, “Asians are less ‘humane’ – Ukrainian security chief

[2] Il fait référence aux créatures repoussantes au service de Morgoth, le Seigneur des Ténèbres, dans Le Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien.

[3] Par les temps affligeants qui courent, je me dois de préciser qu’il s’agit, dans cette dernière phrase, d’humour et de second degré !

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique